Pedro Barateiro
Love song
CRAC Alsace
Commissariat : Elfi Turpin
06.03.2022 – 15.05.2022
À Altkirch, le Centre rhénan d’art contemporain (CRAC) d’Alsace accueille « Love song[1] », une exposition personnelle de Pedro Barateiro (né en 1979 à Almada, vit et travaille à Lisbonne) avec des œuvres de Mário Varela Gomes (né en 1949) et Aurélia de Souza (1866 – 1922). La manifestation fut présentée en 2020 au centre d’art contemporain d’Almada, sa ville natale, ce même centre d’art qui a forgé sa carrière d’artiste lorsqu’il était encore enfant et lui a donné sa vocation. Au CRAC, il est intéressant de débuter la visite par le film « My body, this paper, this fire » (2020) dont Barateiro assure le travail de montage et l’écriture à partir de la vidéo de l’une des manifestations étudiantes à laquelle il participait en 1994 contre l’augmentation des frais d’inscription dans les universités. Il s’agissait alors des plus violentes manifestations depuis la fin de la dictature. La voix déformée de l’artiste conduit le public dans les méandres d’un récit abordant le rôle de l’individu face au collectif. Il se concentre sur l’idée du touché et du soin sous la forme d’un baiser entre deux personnages. Ce film est une très bonne introduction à l’œuvre de l’artiste et peut ainsi s’envisager comme le point de départ du parcours qui vient. Le rez-de-chaussée de l’institution établit les bases d’un travail sur les faits historiques, notamment la fin de la dictature à travers une série de photographies de Mário Varela Gomes datées des 25 et 26 avril 1974, en pleine Révolution des œillets. Elles montrent des manifestants attaquant les bureaux de la censure à Lisbonne. « J’ai choisi ces images en raison de l’importance des documents en tant que faits dans une ère de post-vérité[2] » indique l’artiste en précisant : « Pour moi, ils sont un outil pour examiner la relation à un imaginaire personnel, mais aussi collectif, produit au sein des récits occidentaux ». Lorsqu’il est étudiant, Pedro Barateiro refait le geste de jeter des papiers qu’il a intériorisé, interrogeant la censure aujourd’hui et réfléchissant à la façon dont l’information est un outil de pouvoir, tout comme son accès et, par conséquent, son contrôle. C’est la première fois qu’il inclut des images d’autres artistes, ce qui lui permet de ramener des faits que l’on ne peut pas oublier. Pour lui, « il s’agit d’utiliser les faits contre l’ignorance et l’arrogance, et dès lors de comprendre comment les aborder dans le présent[3] ».
Le texte d’intention, adressé sous la forme d’une lettre ouverte au public, est une charge violente contre le capitalisme et son corolaire, la domination. Il débute lors d’un voyage aux Açores où « le vent semblait vouloir parler[4] ». Il conduira jusqu’aux images de la station spatiale internationale (ISS) diffusées dans la vidéo « Love song » qui est aussi le titre de l’exposition. Le film de 45 minutes, 45 secondes, soit la durée idéale d’un album pop, se concentre sur la déconstruction de la narration par l’utilisation du son. Il entrelace un récit sonore complexe allant de Céline Dion entendue à la radio à l’enregistrement de la mer aux Açores et à des bandes sonores de films. Il s’accompagne de « Espanta-espiritos » (2022), sculpture dont la forme rappelle celle d’un carillon éolien, elle-même précédée par un étonnant dessin d’Aurélia de Souza intitulé « Clair de lune » dans lequel un mime semble fuir une lune maléfique aux lèvres rouges.
Le très beau film d’animation « monologue pour un monstre » (2022) s’écrit à partir de textes de l’essayiste et poétesse américaine Audre Lorde (1934 – 1992) portés par la voix de la comédienne trans Naelle Dariya. Elle s’adresse au public sur un ton personnel et intime, lui révélant sa transformation en cours. « Je suis l’indicible, ce qui n’est pas dit mais sans savoir pourquoi. Je suis un monstre (…) Je suis non binaire » affirme la créature. « Je suis venue ici pour vous dire ce qui est en train de m’arriver si ça vous intéresse ». Le film apparait comme un hymne à la différence et la liberté.
De grandes sculptures de boussoles qui se confondent avec des girouettes sont à mettre en lien avec les vents. Ces outils de navigation renvoient au passé colonial du Portugal et plus largement à celui de l’Europe. On remarque dans ces objets l’absence de l’est – en portugais, l’expression « ne pas perdre l’est » est équivalente à celle française employant le nord – et l’association du nord et de l’ouest. Leur surface réfléchissante fait référence au miroir qui, lui-même, renvoie aux colonisateurs dans leur façon d’objectifier l’autre. « L’un des objets les plus fréquemment apportés par les colons lors de leurs expéditions prédatrices était un miroir » dit à un moment donné la créature dans « monologue pour un monstre », poursuivant : « Montrer un miroir à quelqu’un est une façon de s’approprier cette personne ». L’artiste a tendance à rajouter de la matière à la matière.
Au-dessus d’une porte, le chiffre vingt-deux qui s’affiche en laiton serait la température idéale du corps humain d’après l’artiste. Un crayon est suspendu par un fil à un autre crayon qui forme un angle droit avec le mur. Le crayon fait partie du vocabulaire de l’artiste qui l’associe au rapport de pouvoir administratif.
Pedro Barateiro cherche à ramener de la subjectivité et du collectif, glissant une photographie de sa mère au pied d’une peinture d’Aurélia de Souza. « C’est une exposition où je m’oriente et me désoriente, avec le monde qui m’entoure, le transformant tout en étant transformé[5] » explique-t-il. « Passer du silence vers le langage et l’action, c’est se révéler à soi-même, ce qui me semble un acte dangereux. Mes silences ne m’ont pas protégée. Ton silence ne te protègera pas. Le moment venu, il faut parler » affirme soudain la créature de « monologue pour un monstre ». Elle évoque la solastalgie, littéralement la douleur du lieu où l’on vit. Un nouveau trauma qui surgit chez un individu à la suite de la dégradation de son environnement. Avec une formidable rage poétique, Pedro Barateiro érige une œuvre qui s’attache à déconstruire les récits un peu trop binaires à travers la représentation de l’état de la culture occidentale à l’heure d’un capitalisme avancé. « Il est vital de combattre l’ignorance avec des faits ».
[1] Exposition réalisée en partenariat avec la Casa da Cerca—Centro de Arte Contemporânea, Almada, dans le cadre de la Saison France- Portugal 2022.
[2] Pedro Barateiro, Entretien avec Elfi Turpin autour de l’exposition « Love Song », février 2022.
[3] Ibid.
[4] Pedro Barateiro, Cher.ère ami.e, amant.e, inconnu.e, publié dans le livret de l’exposition.
[5] Ibid.
. . .
Image en une : Pedro Barateiro, My Body, This Paper, This Fire [Mon corps, ce papier, ce feu], 2018. Vidéo HD, son stéréo, couleur. 17’. Courtesy de l’artiste. Photographie : Aurélien Mole.
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- Du même auteur : Helen Mirra, Yona Friedman et Cécile Le Talec, Roman Signer, Angela Bulloch, Thomas Ruff,
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