Azzedine Saleck

par Andréanne Béguin

Dune

Le Confort Moderne

11.02 – 22.02.2022

Écouter la mer dans un coquillage est un rite de passage incontournable de l’enfance. Le coquillage murmure le mouvement des vagues et les bruits de la vie. La chance d’écouter le chant des dunes n’est, elle, pas donnée à tout le monde ; elle l’est au visiteur de l’exposition d’Azzedine Saleck à Poitiers. Les grains de sable réunis au centre de l’espace nous font l’honneur de résonner ensemble et de nous offrir une vigoureuse évasion.

Dans une sobriété de formes mais une complexité de gestes – la re-confection d’une dune de Mauritanie, l’assemblage de tapis orientaux et la projection d’un film – Azzedine Saleck nous ouvre les portes d’une oasis artistique et poétique. Sens et raison s’y engouffrent sans hésitation ni résistance, et y découvrent une source jaillissante de réflexions sur nos manières d’être au monde.

« Dune » est une brèche temporelle, propice au ralentissement, qui nous apprend la patience. Le sable et le temps ont une histoire commune vieille de plusieurs siècles puisque l’un s’est imposé comme une mesure universelle de l’autre. Le sablier – inventé par des marins quittant leur port – a peut-être été brisé, laissant ici son contenant se répandre sur le sol en une colline pyramidale. Avec l’infiniment petit, Azzedine Saleck nous arrache à notre tempo quotidien effréné et nous incite à revenir à une découpe plus mesurée de nos journées. Une mesure que permettent de saisir la vidéo réalisée par l’artiste et la ligne d’horizon gravée d’un poème, qui court sur toute la longueur des murs de l’exposition. Dans le film, d’abord, un ancien détenu fait le récit de sa captivité et témoigne que son seul lien avec le réel y a été maintenu grâce au décompte des repas et des prières. Dans le poème, ensuite, les mots organisent la journée en trois temps inhabituels : « morning, heat and height ».

L’invitation à prendre son temps est aussi une évocation de la fuite de ce dernier. « Dune »est vis-à-vis de cela une leçon d’humilité : elle matérialise la brièveté de notre passage, dans un cycle de vie qui nous surpasse. Le sable du Sahara est si fin qu’il n’a, d’une part, aucune utilité pour les intérêts humains et échappe à toute logique d’exploitation capitaliste ; sa poussière est si mince qu’elle rappelle, d’autre part, les cendres de nos corps rendus à la terre. « C’était ici, l’ordre vide du désert où tout était possible, où l’on marchait au bord de la mort », écrivait Le Clézio dans Le Désert, présentant la mort comme la loyale compagne de cette zone aride. Si la dune peut revêtir une forme sibylline de sépulture, les grains qui la constituent peuvent réveiller la figure du marchand de sable, et avec lui sa promesse d’un repos serein, peut-être éternel. « Dune » n’est pourtant ni morbide ni inquiétante, et c’est avec délicatesse que la finitude humaine peut être lue ici.

Azzedine Saleck, vue de l’exposition Dune au Confort Moderne, photo Pierre Antoine.

Azzedine Saleck propose un havre temporel mais également une brèche spatiale. L’absurdité de l’appropriation territoriale est ainsi un des prémices de l’exposition. L’artiste s’est pour cela inspiré d’une anecdote personnelle. Enfant, son père le conduit dans le désert mauritanien, où il lui montre une parcelle avec une dune leur appartenant. Quelques années après, revenant au même endroit, l’artiste constate la disparition de la colline de sable. Les grains du Sahara sont mouvants, indomptables, et n’ont que faire des frontières humaines. Le vent du désert est parfois si intense qu’il emporte loin de leur dune, des poussières de désert. Celles-ci sont si fines qu’elles restent dans l’atmosphère et s’y meuvent, jusqu’à parfois venir colorer les paysages européens. L’artiste rappelle symboliquement que le désir humain de possession est une quête vaine. « Never call it home », suggère le poème gravé sur le mur. Rien n’est acquis, aucun territoire ne nous appartient jamais.

L’ambiguïté spatiale introduite par la mise en scène est renforcée par un mélange déroutant entre l’intérieur et l’extérieur, qui coexistent et se nourrissent mutuellement. Quelques éléments de l’ossature du bâtiment industriel du Confort Moderne sont emprisonnés par la dune qui s’y est formée, nous transportant alors dans un paysage science-fictionnel presque apocalyptique. Plus vraiment sur Terre, l’imagination flotte dans un espace ondoyant. Plus encore, la présence de traces indécises dans l’amas sableux pourtant immaculé peut laisser penser à des empreintes laissées par d’autres formes de vie que la nôtre. Le film montre encore le Sahara vu d’en haut. Le désert y devient un paysage lunaire, sauvage, mais pourtant traversé par une route bétonnée : peut-être un vestige de la démesure humaine.

Azzedine Saleck, vue de l’exposition Dune au Confort Moderne, photo Pierre Antoine.

Mais le sable ne pourrait avoir un pouvoir évocateur aussi puissant sans la présence des tapis qui recouvrent le sol de l’exposition. 600 m2 de tapis sont ainsi superposés autour de la dune. Mis les uns sur les autres les tapis perdent leur forme standard rectangulaire pour devenir un paysage d’entrecoupements, d’angles irréguliers et de lignes accidentées. Les nuances de rouge et de bleu des tissus offrent un contraste apaisant à l’orangé électrique de la dune. Leurs motifs, entrelacs et arabesques sont les mots d’une langue inconnue. Les tapis sont en soi une forme de communication : l’enregistrement et la transmission d’une histoire, d’un savoir-faire propre à chaque tisserand. L’espace est peuplé de cette langue inconnue, mais aussi d’un concerto de murmures échangés dans les intérieurs domestique, où les tapis se trouvent habituellement. Azzedine Saleck convoque ici l’espace intime de la maison, et nous invite à en changer notre perception, pour réapprendre à habiter le monde entier. La conception de l’habitation d’Heidegger peut éclairer cette invitation : habiter n’est pas compris comme le fait de résider quelque part, mais bien d’être présent au monde et à autrui.

L’exposition opère un brouillage des frontières entre les espaces physique et mental, qui est rendu particulièrement manifeste à la lecture du poème gravé le long des cimaises. Le texte lu devient rapidement une mélodie mentale scandée par un refrain entêtant : « above the land, across the sand ». Lorsque la gravure des mots s’arrête, la mélodie, elle, continue dans notre espace mental, nous laissant la liberté d’inventer la suite, ou simplement de la répéter et de repartir avec. Par ses paysages multiples, l’exposition rappelle la sensation décrite par Albert Camus dans Les Noces : « Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, je suis ce vent ».

Coïncidence ou intention, l’exposition partage son titre avec le roman de Frank Herbert qui déjà en 1965 alertait sur les périls écologiques. L’auteur affirmait que le sable dans son inexorable mouvement pourrait « avaler des villes entières, des lacs, des rivières, des autoroutes. » À la fin de l’exposition, le sable sera rendu à un espace naturel. Qui sait alors où il choisira d’aller et ce qu’il pourra engloutir.

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Image en une : Azzedine Saleck, vue de l’exposition Dune au Confort Moderne, photo Pierre Antoine.


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