Hoël Duret
D’une catastrophe à venir qui nous barre déjà l’horizon, nous ressentons déjà le souffle chaud sur notre nuque, signe qu’elle se rapproche de plus en plus, au point que nous la ressentons comme une présence physique dont la pandémie constituerait alors, en même temps qu’un souffle et une disruption concrète, sensible et physique, un avertissement magnanime et une répétition avant le grand bouleversement.
Comment, alors, en tant qu’artiste, réagir face à l’inéluctable ? Comment agir depuis son domaine : celui des images et des imaginaires, sans tomber dans un commentaire surplombant qui ne serait pas seulement vain et biaisé mais tout simplement impossible – puisque ce qui se joue concerne précisément l’écroulement de tous les récits et de tous les repères ?
Le film Drop Out (2020) d’Hoël Duret se garde bien de répondre mais s’imprègne de ces questionnements, tant dans son imaginaire que dans son intrigue, afin de les complexifier encore davantage. Imaginé comme une climate-fiction hallucinée peuplée de richissimes réfugiés climatiques et d’une bande de désœuvrés englués dans un trip éveillé aussi moite que bad, sa réalisation bascule alors que le tournage est contraint de s’adapter à un réel qui rattrape la fiction. Le résultat intègre dès lors ces péripéties et se reçoit comme la mise en abîme doucement loufoque de l’impossibilité, pour l’humain autant que pour l’artiste, de planifier de manière rationnelle le cours des événements, alors que le monde redevient, pour nous, pour le bipède, un hiéroglyphe imprévisible et tempétueux.
Au début de l’année 2020, un projet de film, t’amène en Nouvelle-Zélande, où le ciel se colore du jaune soufre des incendies qui déciment l’Australie voisine… Peux-tu nous raconter ton arrivée sur les lieux ?
Je suis arrivé à Wellington en janvier 2020 pour une résidence de 4 mois. J’avais rédigé le scénario d’un film d’anticipation durant l’été 2019, que je venais y tourner tout en ayant conservé certaines séquences en écriture. Je devais travailler ces points du récit avec les étudiants de l’Université Massey qui m’accueillait. J’ai rapidement loué une voiture et fait le tour du pays pour filmer les séquences déjà écrites afin de commencer à travailler avec le graphiste Jean-Marc Ballée pour ajouter des animations en surimpression à ces images vidéo. Tout était bien préparé et j’avais rapidement commencé à travailler.
Quelques semaines plus tard, le confinement gagne l’Asie et, à sa suite, le reste de la planète. Tu es en train de tourner sur place. À quel moment te rends-tu compte que le projet, déjà teinté de dystopie, va désormais devoir tenir compte d’un réel qui rattrape la fiction ?
La crise sanitaire a touché la Nouvelle-Zélande alors que j’étais en plein workshop d’écriture et de tournage avec les étudiants. Dès le lendemain, j’étais enfermé, seul, dans mon atelier pour deux mois, ce qui m’amènerait à la fin de ma résidence. Je n’avais pas eu le temps de filmer toutes mes séquences et il me manquait un tiers du film. Il s’agissait de la partie en co-écriture avec les étudiants qui devait mettre en scène un groupe survivaliste isolé dans la forêt. Comme il n’était plus possible de travailler avec eux, j’ai dû trouver une astuce. J’ai profité des dernières heures avant le confinement pour tourner un maximum de plans dans la forêt. Les jours suivants, j’ai anticipé des appels, chats, emails… que j’avais avec des amis pour les enregistrer. J’y glissais des questions, j’orientais les discussions, pour saisir la sidération qui touchait le monde entier tout en gardant un niveau de dialogue très banal, quotidien. Cela m’a permis d’écrire les dialogues de mes personnages puisque je ne pouvais plus filmer de vrais humains. Ils oscillent tous entre un ennui profond, des moments de délire personnel mais, surtout, ils n’échangent pas entre eux, ou du moins, ne font plus semblant.
Quelles solutions as-tu mises en place afin d’intégrer à une réalisation suspendue à ses conditions de réalisation le contexte en question, qui va dès lors en infléchir la forme ?
J’ai vite constaté qu’avec l’utilisation de la visioconférence, de nombreux filtres vidéo étaient apparus sur Instagram, Messenger etc… En cherchant parmi ces milliers de filtres, j’en ai trouvé une série qui me permettait d’appliquer des masques d’animaux sur mon visage. J’ai remplacé mes acteurs survivalistes par ces animaux en me filmant avec ces filtres. Pour les incruster par-dessus les images filmées dans la forêt, j’ai dû les agrandir et les déformer, ce qui leur donne beaucoup d’imperfections, de bugs. On voit souvent mes cheveux d’ailleurs, c’est très mal fait, très low tech, mais ça les rend encore plus effrayants. J’ai choisi d’utiliser des avatars d’animaux car ils suscitent immédiatement de l’empathie mais les miens sont plutôt déglingués et cinglés.
Au cœur du film, tu inscris également une composante socio-économique. Certes, les imaginaires animistes sont séduisants mais l’intrigue montre quant à elle comment la crise climatique amplifie la fracture entre les plus riches et le reste…
Quatre séquences du film sont traitées en animation. On y voit des plans larges de paysages de la Nouvelle-Zélande avec une colorimétrie très modifiée, par-dessus lesquels évoluent en surimpression des formes en animation. Ce sont des formes abstraites, qui mutent d’une séquence à l’autre et aucune explication n’est donnée sur leur nature. Il s’agit de bunkers, de formes architecturées de défense et de protection, car depuis les années 2000 de nombreux investisseurs internationaux se sont construit des villas fortifiées de luxe dans le pays. La Nouvelle-Zélande accueille des survivalistes fortunés qui ne s’entraînent pas à la survie mais s’achètent une garantie de repli en cas de crise sanitaire ou sociale majeure. Dans ce pays le greenwashing est monnaie courante et on y explose des montagnes à la dynamite pour répondre à la demande des plus riches.
As-tu l’impression, en ayant déjà réfléchi à ces thèmes, que la pandémie a exacerbé cet aspect économique, dès lors transformé en une question de vie et de mort pour les plus vulnérables ?
C’est absolument certain, et je pense que si je n’ai pas pu le voir, c’est parce que l’explosion du tissu social par la mise à distance de tous isole et rend d’autant plus inaudibles les plus vulnérables. La rapidité de la disparition des plus fragiles ainsi que l’aggravation violente de leurs conditions sont effrayantes. Bien entendu, ce n’est pas nouveau puisque nous serons toujours très aptes à faire disparaître ce que nous ne souhaitons pas voir, mais c’est l’accélération du phénomène qui est particulier à cette crise.
En quoi la fiction te paraît-elle à même d’élargir nos manières de négocier les crises et d’habiter un monde en mutation ?
La fiction est l’angle d’approche qui me semble le plus adéquat, car elle permet d’embrasser un maximum de possibles. Notre monde est vaste et complexe mais la proximité de l’information l’a réduit sans pour autant nous donner de nouveaux outils d’analyse pour l’appréhender. La fiction me permet de travailler par l’absurde, l’ironie, l’exagération, la saturation… Autant de ressorts qui mettent le contenu à distance, le banalisent. Dans ce film, j’ai par exemple beaucoup utilisé le small talk,ce qui me permet de suggérer que toutes les histoires se valent. Notre monde en est une somme plurielle et infinie
La fiction permet de mettre à distance les grands récits qui ne sont plus à attendre de notre époque, ce qui nous aiderait aussi à ne plus attendre de figure providentielle. À mon sens, le principal enjeu de la fiction aujourd’hui va résider dans le ton adopté par les auteur·e·s face à cette instabilité globale. Pour ma part, je prêche pour une écriture qui évite la moralisation car cette dernière ne permet aucune projection du spectateur, qui est réduit à y chercher uniquement la chute et la leçon. Je pense que la fiction et l’anticipation sont de meilleurs supports d’appréhension de la complexité.
Le film que tu as tourné en Nouvelle-Zélande constitue le cœur d’une exposition qui a eu lieu à l’été 2020 à la Villa Merkel à Esslingen en Allemagne. Quelle forme prenait cette exposition ?
Le film Drop Out (2020) est la charnière entre l’installation NFT pH<7 logique (2019),réalisée pour mon exposition à la Fondation Louis Vuitton, et les suites sur lesquelles je travaille depuis (lors des expositions « Outta Luck », NEW GALERIE, Paris, janvier 2022 et « Cont#ct », CCCOD, Tours, avril 2022). Ce film reprend certaines de mes thématiques déjà bien explorées pour les remettre en perspective via le prisme de la fiction, et donc ouvrir de nouvelles possibilités de travail. L’exposition était conçue comme un parcours, on commençait par découvrir l’installation NFT pH<7 logique (2019) dans le patio, puis les premières salles présentaient des sculptures et peintures d’objets naturels et industriels en mutation, augurant de la suite. Le film Drop Out (2020) était diffusé dans une black box, comme un sas, avant de pénétrer dans une série de salles plongées dans une lumière bleue. Dans cette scénographie étaient réparties une série de sculptures en verre extraites d’un Metaverse et des gravures sur plexiglas, comme si le monde numérique avait pris le pas sur le réel. Il était expliqué que les œuvres de ces salles étaient les outils et observations d’une équipe scientifique fictive partie à la recherche des peintures pariétales laissées par une branche éteinte de la lignée humaine. Puisque, comme vu dans le film Drop Out (2020), notre pensée fondée sur la rationalité des mathématiques n’avait pas su générer l’intelligence sensible capable de prévenir une telle crise sanitaire, cette mission scientifique partait à la recherche d’une autre origine de l’écriture, dans l’espoir qu’un tout autre modèle d’appréhension du monde pourrait en découler.
La perte de repères, et la disjonction entre savoir et sens, qui semble aller croissant, entre connaissances rationnelles et navigation à vue au sein d’une opacité ontologique, s’expriment dans tes dernières œuvres comme une thématique tout autant qu’une méthode de travail. Tu disais ainsi avoir récemment cessé d’élucider une histoire, qui dès lors avancerait seule, allant en s’épaississant…
Depuis le début du cycle LOW en 2019, j’ai adapté mon processus de travail pour être plus réactif au monde. Cela m’a été nécessaire, puisque LOW dessine un monde parallèle au nôtre. J’ai donc tracé des contours très lâches à cette nouvelle histoire pour y laisser advenir des choses que je ne maîtrise pas.
Aujourd’hui, mon travail consiste à explorer des pistes narratives et formelles, et LOW les assimile, les digère ou les rejette. Par exemple cela me permet d’y tester les potentiels de nouveaux outils (Metaverse, NFT, impressions 3D…) qui, dans le contexte de LOW, signifient autrement.
Avec LOW, je cherche à cultiver notre quête de sens. Nous savons une infinité de vérités qui contredisent notre expérience immédiate du monde, notre sens commun. Et pourtant, nous devons vivre et fonctionner dans le monde. LOW fait feu de tout bois pour revenir à une pensée abstraite.
Les œuvres de LOW peuvent paraître un peu désabusées ou mélancoliques, mais je ne pense pas que LOW prône un relativisme absolu. L’aventure, l’épopée, le progrès, la technologie ou l’héroïsme y sont utilisés de façon un peu dégonflée. Comme une Histoire qui n’avancerait peut-être plus vers le « mieux ». LOW est résolument politique.
Retrouvez Hoël Duret à Tours, au CCCOD pour l’exposition cont#ct, du 29 avril au 18 septembre 2022
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Image en une : Vue de l’exposition « LOW », Hoël Duret, Villa Merkel, Esslingen, 2020 © Hoël Duret / ADAGP Paris, 2022
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