Lili Reynaud Dewar
Tu viens de gagner le prix Marcel Duchamp, alors je voudrais commencer par là. Mais je voudrais aussi parler du projet« Gruppo Petrolio » qui t’occupe en ce moment et dont tu présenteras une première partie au MO.CO à Montpellier en mars prochain. Pourrais-tu me parler de la transition entre l’installation que tu as faite pour le Prix, Rome, 1er et 2 novembre 1975 (2021) – qui est donc une recherche que tu as entamée à la Villa Médicis à Rome autour des derniers jours de la vie de Pier Paolo Pasolini, et de comment ton intérêt pour lui se prolonge aujourd’hui avec « Gruppo Petrolio », qui s’inspire du livre Petrolio (Pétrole en français) –œuvre littéraire inachevée, car Pasolini a été assassiné alors qu’il le finissait ? Ça m’intéresse aussi beaucoup les correspondances que tu voies entre ce livre et notre époque présente.
J’ai commencé Pétrole en arrivant à la Villa Médicis en septembre 2018 – je connaissais d’autres textes de Pasolini sans être une fan de sa fiction – alors que je m’apprête à tourner ce film choral qui consiste à remettre en scène la dernière journée de la vie de Pasolini en me basant sur le biopic d’Abel Ferrara : Pasolini (2014). Dans mon film, ce sont mes ami·e·x·s qui interprètent Pasolini et son amant, Pino Pelosi, qui s’est accusé du meurtre, et seules trois scènes du film de Ferrara sont réinterprétées. Dans Pétrole, le personnage principal, qui s’appelle Carlo, se divise en deux protagonistes au début du livre : un ingénieur qui va poursuivre une carrière dans le domaine pétrolier et aller très loin dans les compromissions politiques, et un érotomane, un prédateur sexuel. Ces deux personnages évoluent en parallèle et vont, à des moments différents du livre, se transformer en femmes. C’est ce qui m’a m’inspiré l’idée de faire jouer Pasolini et Pelosi alternativement par des personnes de genres différents. Je décide de faire plein de petits tournages, chaque mois, dans les décors que je monte à la Villa, dont la reconstitution de Al Biondo Tevere, la pizzeria où Pasolini a dîné le soir de sa mort. Tout au long de ces tournages et de cette année de résidence dans des conditions assez idéales, je pense beaucoup à mon retour, disons, dans « la vie civile ». Quand je ne suis pas en résidence, j’ai besoin de travailler et je suis professeure dans une école, à la HEAD à Genève – et, aussi, j’ai toujours envie de tout recycler. C’est pourquoi, une fois rentrée à Genève, en septembre 2019, je ré-installe ce décor de pizzeria dans l’école et l’utilise comme une salle de cours, et je propose au groupe d’étudiant·e·x·s avec qui je travaille qu’on utilise Pétrole, qui est une fiction, pour enquêter sur qui a tué Pasolini. En effet, on dit que les raisons de son assassinat – toujours non élucidé – pourraient bien se trouver – littéralement – dans ce livre. Analyser Pétrole, c’est aussi analyser certains événements politiques en Italie à cette époque : les années de plomb, la stratégie de la tension, c’est une sorte de cours d’histoire. Lier la littérature et l’histoire contemporaine, c’est quelque chose que j’avais déjà un peu fait en lisant à l’école Guillaume Dustan et d’autres auteurs liés à la crise du Sida. Je propose aussi qu’on parte à Rome voir les lieux qui sont cités dans Pétrole et les lieux de l’assassinat : la pizzeria, Ostie, EUR (le quartier construit par Mussolini), etc. À un moment, on est posés dans un quartier très beau où il y a un aqueduc, dans le sud de la ville, vers la Via Torpignattara, et on lit Pétrole. Pasolini décrit les gens : ça a toujours à voir avec le consumérisme, son effet sur les classes populaires. Et tout d’un coup, on se rend compte qu’on est pile à l’endroit décrit dans le passage qu’on est en train de lire. Et là, une des étudiant·e·x·s, Caroline Schattling Villeval, a une idée géniale. Elle dit : « On devrait faire un film où on lit les passages du livre exactement dans les endroits qui y sont décrits. »
Tu m’as envoyé neuf épisodes d’environ une heure chacun. Si tu les prends comme des films d’art, c’est vraiment long, alors que si tu les prends comme les épisodes de la nouvelle série Netflix, eh bien tu les regardes tous d’un coup ! Il y a une tension ici : c’est difficile de mettre dans le musée autant d’heures de film, car peu de gens vont s’asseoir, prendre le temps, et, de l’autre côté, notre consommation audiovisuelle a complètement muté à cause d’Internet. Peux-tu alors me parler de ta méthode de travail pour « Gruppo Petrolio » ? Comment tu prends ces contraintes en compte ?
Reprenons en janvier 2020. On est à Rome, on lit, partout – c’est vraiment la base de ma pédagogie, les lectures en groupe. On a en général un seul livre pour tout un groupe, ce qui nécessite un effort de celleux qui écoutent. Je n’aime pas ce modèle où tout le monde a le texte et on suit sur son téléphone, c’est un détail mais c’est très important. Donc cette étudiante a cette idée. On se dit alors que le livre étant très long, on ne va pas le lire intégralement. Quand même, notre film va être très long et très contemplatif, mais on assume complètement. Il y a quand même un événement important, c’est qu’il y a le COVID, et le confinement. Le voyage prévu en avril pour le tournage ne peut pas avoir lieu. Est-ce qu’on continue le projet ? De quelle manière ? Et donc, avec Victor Zébo, le chef opérateur avec qui je travaille, on se donne des références de films très longs. Olga Rozenblum, mon amie et productrice de mes premiers films, me parle d’un film de Rivette : Out 1: Noli me tangere (1971), réalisé en très peu de temps, dans Paris avec des acteurices qui lui sont proches. C’est un film conçu pour la télé, par épisodes, mais, bien sûr, la télé n’a pas du tout accepté le projet ! On y voit un groupe de jeunes gens liés par une activité de sabotage. Ce projet est très inspirant – même si j’avoue que je ne suis pas du tout une consommatrice de séries, parce que je trouve qu’il y a quand même des réflexes très normatifs. Mais, à un moment donné, l’idée de découper le film en épisodes s’impose complètement. Tout en l’appelant toujours un film. J’ai envie d’utiliser les méthodes et les savoir-faire du cinéma (plutôt expérimental), ses compétences, mais de les garder dans l’espace de l’art ; faire du cinéma en soi ne m’intéresse pas. L’exposition, c’est l’endroit d’où je viens, où je me sens confortable dans mes conversations avec les gens. Au Centre Pompidou, voir les gens regarder ensemble, partager cet espace, je trouve ça beau. J’ai aussi envie de forcer le format d’exposition à accepter ces formats de films très longs. Donc je suis très indifférente à la question du temps, mais pas à celle de l’espace : comment rendre l’espace confortable pour qu’on y reste – car oui, je pense qu’il y a des spectateurices qui échappent aux normes et qui sont prêt·e·x·s à faire cette expérience.
À un moment, tu te dis alors que par facilité, vous allez plutôt tourner à Grenoble, qui n’est pas si loin de Genève. Mais ce n’est pas tout : tu te rends compte que Pétrole a beaucoup plus de correspondances avec Grenoble qu’avec Rome !
Pétrole est un livre sur l’industrie pétrolière, et sur tout ce qui peut s’y rattacher en termes de pouvoir, de compromis, de discours politiques fallacieux. Ce qui est important dans Pétrole, c’est la critique du progrès. C’est pour ça que je trouve que Pasolini est un personnage fascinant aujourd’hui. Pasolini est un anti-moderne. Dans Pétrole, Pasolini critique les jeunes prolétaires, qui ont été transformé·e·x·s par le capitalisme et le consumérisme. Le pétrole, bien sûr, il n’y en a pas partout, donc ce que Pasolini critique, c’est surtout l’extractivisme, le colonialisme. On peut trouver un parallèle à Grenoble puisque tous les éléments naturels : l’eau, la roche, les montagnes, sont utilisés pour produire de l’hydro-électricité, dans une logique capitaliste. Grenoble est une technopole, qui doit défendre son image de ville verte, écologiste, mais qui tire aussi son orgueil d’être le fer de lance de la recherche nucléaire depuis la Seconde Guerre mondiale. Donc je fais ce lien, mais au début je n’en parle pas trop aux étudiant·e·x·s. Je donne juste comme indice pour la trame le fait qu’à Grenoble, il y ait pas mal de groupes militants anticapitalistes, que, depuis quelques années, il y a une série d’incendies volontaires sur des sites liés au capitalisme écocide : tous ces symboles de la modernité et de la transition écologique, liés à la technologie du traçage – les tours 5G, les bâtiments Eiffage, certains sites de la mairie, etc. Je raconte juste ça et je leur dis : « Peut-être que c’est intéressant de faire cette transposition. »
Dans les premiers épisodes de la série, il y a un personnage qui est inspiré par toi, obsédé par le livre Pétrole, qui leur lit des passages de force et agace le groupe. Iels pensent que tu es un peu folle, et donc je trouve ça drôle la transposition dans le film de ce que tu viens de me raconter. Il y a cette idée d’un chassé-croisé d’intentions où, justement, tu te débarrasses de l’intention ; tu crées un protocole et tu le laisses produire des situations.
Aussi, je réalise en discutant avec toi que, dans mes projets pédagogiques, je suis souvent dans le rôle d’hôtesse – comme quand je recevais mes étudiant·e·x·s dans ma chambre d’hôtel, ou le décor de ma pizzeria. Là, je les reçois dans ma ville. L’autorité, dans un groupe de travail, on essaie toujours de la défaire mais là, je la transpose. Je ne reçois plus dans ma pizzeria, ni dans ma chambre d’hôtel, mais je reçois dans ma vie.
Dans « Gruppo Petrolio », j’identifie une volonté de parler de sujets qui ne sont quand même pas très présents dans l’art occidental en général. Tu parles de problèmes politiques très concrets – dans ce cas, la transition écologique. Tu représentes aussi un lieu souvent escamoté dans la discussion politique, qui est la province. On parlait entre nous récemment du mouvement des gilets jaunes qui a justement mis en lumière ce territoire. Est-ce que tu pourrais me parler de ce que c’est pour toi d’être artiste dans un contexte où tant de sujets sont appropriés ou distordus – notamment par l’extrême droite, et aussi dans un contexte français de pré-élection ?
Comment faire une comédie avec des personnages qui jouent un peu leur rôle, mais pas complètement ? Par exemple, on a repris une occupation réelle qui a eu lieu dans la deuxième école avec laquelle j’ai travaillé, l’ESBA de Montpellier, et on lui a donné une ampleur un peu plus importante que dans la réalité, où les étudiant·e·x·s auraient occupé l’école pendant un an, se seraient approprié tous les moyens de production, auraient viré les profs – mon fantasme absolu. J’ai très envie que les étudiant·e·x·s me virent (rires). On part de la réalité pour la déformer, la transformer, mais on est rattrapé·e·x·s par tous ces protagonistes qui ont une activité réelle, politique et militante. Il y a plein de luttes en ce moment, à Grenoble et ailleurs, et les étudiant·e·x·s sont aussi sur le devant de ces luttes. Il y a bien une montée du fascisme, et c’est là que le parallèle avec Pétrole est intéressant : dans Pétrole, il y a plein de manifestations – anti-fascistes, fascistes – qui sont décrites… Est-ce qu’une œuvre artistique peut représenter des luttes ? D’ailleurs, moi-même je ne peux pas vraiment dire que je participe à ces luttes : je vais peu en AG, je vais peu en manifestation, mais c’est une vraie question. Est-ce une forme de réification ? Il faut aussi savoir qu’aujourd’hui les étudiant·e·x·s sont très engagé·e·x·s dans leur travail d’artiste, leur carrière, iels ne peuvent pas donner tout leur temps à faire« Gruppo Petrolio », ni à lutter. Il y a aussi ce turnover et cette pression, qui pourraient obéir à une logique libérale et individualiste, et être contre-productives pour ce que nous voulons défendre. À cela, nous répondons par le collectif, la signature collective. C’est moi qui suis invitée à faire une exposition dans un lieu hégémonique comme le MO.CO, mais ça reste un projet collectif, que chacun·e peut utiliser dans n’importe quelle expo si iel le veut, sous la signature « Gruppo Petrolio ». Ce n’est pas un projet de Lili Reynaud-Dewar, mais de « Gruppo Petrolio ». L’anonymat, c’est une stratégie des groupes militants, pour se protéger, bien sûr, mais aussi pour trouver d’autres façons de travailler. Et ça, c’est complètement aux antipodes de comment l’art est pensé, produit, comment il circule aujourd’hui : toujours sur un nom, une individualité, une cohérence. Ce qu’on essaie de montrer, c’est que parmi tous ces protagonistes, les gens ne sont pas d’accord et iels débattent. Il y a d’ailleurs un épisode où un de mes amis de Grenoble reproche au groupe de menacer les actions de vrais groupes par leurs actions, en utilisant leur casquette artiste pour passer dans ces lieux. Et du coup, il dit que ça va déclencher une répression qui mettra en danger des vraies actions qui s’organisent depuis beaucoup plus longtemps – c’est un reproche qui m’a réellement été fait.
J’aime comment tu te trahis toi-même dans tout ça : tu cherches des petites fissures pour échapper à ta propre réification. C’est aussi pour ça que ce projet est vraiment expérimental. Il a plein de couches, il est chiant, avec trop d’heures de film, une trame pas assez efficace… Il y a un petit côté « caillou dans la chaussure », avec ce parallèle avec Pasolini qui critique réellement la société, car dans ce film tu as une vraie opinion au sujet de la transition écologique, par exemple ! C’est quand même un des grands enjeux de notre époque… Je pense qu’on n’est pas obligé·e de revenir à des notions d’héroïsme ou de courage mais quand même c’est pas mal de se mouiller un peu en tant qu’artiste. Je voudrais conclure en espérant qu’on ne va pas t’assassiner comme Pasolini (rires).
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Image en une : Gruppo Petrolio, Saison 1, Réalisation et scénario de Gruppo Petrolio, 9 films, durées variables, 4K, couleur, son. Production Fondation Bullukian, Head Genève, Moco.Esbam Montpellier et Lili Reynaud-Dewar
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