Bertille Bak
Dark en ciel
La Criée – centre d’art contemporain
22.01 – 24.04.2022
Qu’est-ce que le contemporain ? Giorgio Agamben tente d’y répondre lors d’un séminaire dont je découvre le compte-rendu dans le train qui me mène, très enthousiaste, à Rennes pour visiter la nouvelle exposition de Bertille Bak à La Criée. Le contemporain est toujours insaisissable et inactuel : « le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité[1]. » Bertille Bak est de ces artistes dont on sait que les œuvres nous donneront matière à voir et à penser. Elle touche toujours au bon endroit et, si elle s’approche de sujets graves pour les mettre en lumière, elle le fait avec une fascinante légèreté.
« DARK-EN-CIEL » : un titre d’exposition pop et décalé dans une typo enflammée empruntée à l’esthétique tuning. La pluie et le soleil se mêlent pour offrir une exposition haute en couleur. L’exposition s’ouvre sur cet imaginaire enfantin, arc-en-ciel peint aux doigts sur le mur. Une installation de cinq écrans montés sur une partie de scène, récupérée dans une salle mythique de la ville, diffusent la toute récente vidéo Mineur Mineur, réalisée avec des enfants sur cinq sites miniers de différents pays. Le décorum autour de l’œuvre se révèle être une mise en abyme des situations rejouées avec les enfants. C’est lors d’une résidence à Lens qu’elle s’intéresse de nouveau aux mines, elle qui avait fait du bassin minier du nord de la France le lieu et le sujet de ses premières vidéos. Pour la première fois, elle se trouve dans l’impossibilité de pouvoir se rendre sur les lieux. Elle se confronte à l’écriture d’un scénario précis et fait appel à des preneurs d’images. Les enfants se prêtent au jeu, se promènent, se camouflent dans les carrières et détournent leur quotidien, lampe frontale sur la tête et pioches en carton-pâte à la main. Les différentes sédimentations de chacune des mines souterraines s’offrent en superbes coupes colorées. Au centre de la pièce, l’installation The mine is mine prend la forme de marchepieds qui nous invitent à découvrir, dans une boîte en carton, les parcours de ces enfants, matérialisés à l’aide de néons lumineux. Rendre la matière : un enjeu pour Sophie Kaplan, directrice du centre d’art et commissaire de l’exposition, afin de rendre palpable l’incroyable force vive de l’artiste.
Des petites boîtes à trésors colorées se présentent sur un grand socle. Il s’agit de boîtes de cireurs de chaussures boliviens – une collection, presque anthropologique, que s’est constituée l’artiste. Chacune est singulière. Elles forment ensemble Una Brigada, en écho à la vidéo éponyme réalisée avec les cireurs de rue de La Paz. Si, pour exercer ce métier précaire et méprisé, ceux-ci se cagoulent pour ne pas être reconnus, ils frappent toutefois sur leurs boîtes pour attirer l’attention des passants. C’est ce point de bascule entre invisibilité et singularité qui a mené l’artiste à leur proposer de monter une « brigade de défense du soulier lustré, puissante et respectable[2]».
Au sein d’une installation composée de lustres vieillots et colorés, le film Bleus de travail met en scène des poussins produits à la chaine et propulsés sur des lignes électriques de manière à créer un nouvel arc-en-ciel. Plus que jamais, les recours au fond vert, trucages et effets spéciaux se laissent apprécier pour nous conter une fable grinçante.
Les sujets sont à la fois uniques et universels, et les formes convoquées revendiquent leur accessibilité. Tout alors touche au cœur de notre humanité. La découverte de ces fables contemporaines peut être poursuivie avec l’exposition « Un mouton dans le salon », conçue avec les étudiants et étudiantes du master « Métiers et Arts de l’Exposition » à la Galerie Art & Essai de l’université Rennes 2, en partenariat avec La Criée. Dans l’ombre du « Grand Méchant Loup », cette exposition propose de voyager entre décortiqueuses de crevettes au Maroc et chasseurs de la forêt alsacienne.
D’une exposition de Bertille Bak, on ressort le sourire aux lèvres, avec un arrière-goût doux-amer. En choisissant de travailler dans l’espace social plutôt que dans l’atelier, elle affirme la capacité de l’art à bousculer les esprits, à s’inscrire dans l’actualité, et nous permet de penser avec Agamben que « le contemporain est celui qui perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde et n’a de cesse de l’interpeller […]. [C’est] avant tout, une affaire de courage : parce que cela signifie être capables non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment[3]. »
[1] AGAMBEN Giorgio, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, 2007, Rivages poche, p.19-20.
[2] Citation de l’artiste, tirée du livret de l’exposition.
[3] Ibidem, p.22, pp.26-27.
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Image en une : Bertille Bak, vue de l’exposition Dark-en-ciel, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 2022, courtesy de l’artiste, de La Criée centre d’art contemporain, de la galerie Xippas, de Gallery Apart, Rome. Photo : Aurélien Mole
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- Du même auteur : Delphine Reist, Contre-vents, Katia Kameli,
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