Pauline Curnier Jardin
Dans la peau de Jessica Rabbit
CRAC Sète
02.07.2022 au 08.01.2023
L’affiche cinématographique de l’exposition accrochée à l’entrée du CRAC de Sète annonce d’emblée la structure du premier parcours monographique de Pauline Curnier Jardin dans un centre d’art : le white cube est transformé en un décor où « l’espace performe l’idée d’un autre », dans une scénarisation des émotions qui motive le choix des œuvres exposées.
Dans la peau de Jessica Rabbit débute avec l’installation monumentale Fat to Ashes (2021) : une arène dégoulinante de crème et de rideaux encastrée parfaitement entre le sol et le plafond, perturbant la perception de cette salle en la ramassant dans une image de boîte à gâteau. L’effet spectaculaire est très maîtrisé (Pauline Curnier Jardin collabore avec des scénographes pour ses installations, ici Christian Beck). Mais contrairement au dispositif scénique, nous sommes invités à pénétrer le décor, à découvrir ses artifices, à toucher les matériaux et à observer les arrières des panneaux. L’objet inspiré autant des arènes que des gâteaux est sculpture, mais n’en reste pas moins conçu pour le point de vue frontal de la scène. À l’intérieur, le visiteur s’assoit pour regarder la projection d’un film qui s’inspire de l’histoire du martyre de Sainte Agathe, que Pauline Curnier Jardin a réalisé pendant sa résidence à la Villa Médicis à Rome. Elle a suivi le fil du sang versé, du corps mutilé, et des performances populaires qui en perpétuent la mémoire. Elle a filmé le cortège de Sainte Agathe à Catane, en Sicile, interprété joyeusement par des enfants sur des chars réalisés là aussi comme des façades, ainsi que les gâteaux en forme de seins coupés exposés dans les vitrines des pâtisseries, et a associé ces scènes à d’autres tournées dans les rues lors du carnaval de Cologne. Dans ces deux fêtes populaires, le plaisir à interpréter d’autres identités est manifeste, et interroge sur ce qui se transmet vraiment des scènes originelles dans ces réactivations. L’horreur de la mutilation de Sainte Agathe, à qui l’on coupa les seins pour avoir refusé de se marier, paraît bien effacée par l’artifice de la représentation. De même, quel rapport au réel soutient le choix de porter l’uniforme de policiers et de militaires pour le carnaval de Cologne, créant une ambiance dans les rues bien éloignée du climat festif attendu? Au-delà du désir de transgression et du renversement salutaire du carnaval que Bakhtine a déjà bien analysé, quelles émotions se transmettent dans ces travestissement qui semblent surtout motivés par des états de fascination pour des figures d’autorité et de domination? Pauline Curnier Jardin fait basculer le registre en insérant une autre séquence tournée pendant que l’on tue un cochon, qui, malgré la réalité sociétale bien intégrée de l’abattage animal, suscite d’emblée des sensations d’abject. Voir du sang gicler puis s’écouler au sol, ou une peau raclée vigoureusement sous l’eau chaude, sont autant d’images insupportables en écho aux réactions scandalisées que suscite toujours le film Le sang des bêtes de Franju (1949). On s’éloigne de cette arène dans un malaise ambigu sur ce qui le motive, interrogeant nos relations à la domination sur les corps d’autrui, et l’on découvre alors des Peaux de dame jetées au sol et poussées en tas dans des coins. Cette série inspirée des dessins de Cocteau dans la Villa Santo Sospir à Cap d’Ail reprend les projections du désir masculin sur les silhouettes féminines et les transforment en corps aplatis et écrasés sur un sol de bitume. Au centre de la pièce l’assemblage d’un prie-dieu, de néons de bronzage et d’un masque utilisé pour blanchir la peau accentue la charge critique à l’égard des procédés de fabrication de l’identité féminine.
Pauline Curnier Jardin procède par visions qu’elle reproduit ensuite en laissant la part belle à l’improvisation, et beaucoup de ses gestes dans cette exposition sont des réactions aux espaces, à leurs possibles parcours et transformations. Elle en a beaucoup joué, les laissant parfois bruts, se confrontant à la blancheur muséale des murs et à leurs spécificités (ancien centre de congélation du poisson, le CRAC a gardé quelques signes de cette identité industrielle, comme le bitume au sol ou certains accès à l’arrière) et modifiant aussi les espaces par des stratégies de recouvrement, de découpage, métamorphosant les lieux en les imprégnant de strates d’émotions, comme celles que la visite des tombeaux étrusque lui a laissé. Cette empreinte se retrouve dans l’installation réalisée à partir des dessins de la Feel Good Cooperative qu’elle a monté avec un groupe de prostituées trans italiennes, les encourageant à produire leurs propres représentations de leurs réalités érotiques en finançant ce temps travaillé au moment de la crise du covid qui les a beaucoup impactées. Elle a ensuite créé un montage avec ces dessins en les reportant sur une tente militaire que l’on regarde dans un cabinet fermé par des rideaux en PVC, depuis une vitre éclairée par intermittence par une pièce de monnaie comme dans les églises italiennes, mais aussi comme si on passait devant les vitrines des prostituées d’Amsterdam. Dans la pièce jumelle, que l’on franchit aussi en traversant de lourds rideaux en plastique, le film Le Lucciole (2021) est une dérive nocturne dans la campagne italienne où les feux de voiture éclairent en passant les membres de la Feel Good Coperative qui attirent ces mouvements de lumière par leurs costumes, leurs maquillages et leurs postures. Leur plaisir à jouer pour la caméra de Pauline Curnier Jardin est manifeste, mêlé à un climat performatif qui témoigne d’un moment présent vécu avec intensité et complicité.
L’œuvre de Pauline Curnier Jardin est indissociable de sa capacité à créer des relations humaines fortes, à relier les énergies, et à donner une place à tous ceux qui collaborent au processus artistique. Les membres de la Feel Good Cooperative sont ainsi de véritables partenaires, mais aussi Rachel Garcia, scénographe avec laquelle elle collabore depuis plusieurs années, et dont le rôle est clairement identifié et nommé pour cette exposition au CRAC, ce qui n’est pas commun. Dans la peau de Jessica Rabbit se poursuit encore avec d’autres assemblages, installations, films, avec la même énergie visuelle associant ressorts théâtraux, cinématographiques et sculpturaux, dans une approche qui chaque fois se réapproprie des éléments du réel, des imaginaires populaires et religieux, et les renverse dans une perspective émancipatrice marquée aussi par l’humour, le plaisir, et l’optimisme. On se souvient du choc du film Qui veut la peau de Roger Rabbit (1988, R. Zemeckis), associant pour la première fois animation et acteurs dans un scénario très humoristique annulant les frontières entre deux genres bien codifiés, et en regardant le public circuler nombreux en ce dimanche de juillet dans l’exposition de Pauline Curnier Jardin, accueilli avec soin par une équipe très présente, on peut imaginer que d’autres vivront dans cette exposition des émotions aussi renversantes.
Mathilde Roman
« Dans la peau de Jessica Rabbit, Pauline Curnier Jardin », CRAC Sète, jusqu’au 8 janvier 2023. Commissariat Marie Cozette.
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Image en une : Pauline Curnier Jardin, vue de l’exposition Pour la peau de Jessica Rabbit, Crac Occitanie, Sète, 2022. Fat to Ashes, Arena-Installation, divers supports dont échafaudages en acier, panneaux de bois, mousse, tissu et paille © Pauline Curnier Jardin et Ellen de Bruijne Projects. Photo : Aurélien Mole.
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