Le déménagement, hypothèse du récit
Samedi 2 juillet 2022 – Dimanche 18 septembre 2022
Galerie Open School de l’École des Beaux-Arts de Nantes
Au néolithique apparaissent les premiers essais de sédentarisation ou premières formes d’habitat. Ont ainsi été retrouvées à Chypre les traces de bâti résidentiel primitif datant de -10 000 avant notre ère, sous forme de maison circulaires, demi-circulaires ou micro-cellulaires. Résurgence de cet héritage architectural des premiers temps ou pas, c’est autour d’un cylindre en parpaing, peint en jaune et gris, pensé par Olivier Nottellet, que l’exposition Le déménagement, hypothèse du récit se propage sur/contre/à travers/au-delà du parvis de l’École des Beaux-Arts de Nantes. Avec comme volonté initiale l’exploration du thème du déménagement, Pierre-Yves Arcile et Olivier Nottellet ont invité des étudiants des Beaux-Arts de Nantes à participer à une réflexion collective, développer des expérimentations pratiques, prenant d’abord la forme de workshops, se poursuivant ensuite en des créations plastiques assemblées par cette exposition. La thématique centrale ayant agi comme un chorus, s’est progressivement enrichie de la polyphonie des sensibilités de chaque artiste, avec des angles d’approche spécifiques à chacun et chacune. Les œuvres sont également unies par le format particulier de l’exposition, qui impose un mouvement au corps et au regard. En effet, les œuvres sont à portée d’œil, à travers une vitre, mais inaccessibles à tout contact physique, l’espace d’exposition étant fermé au public. Le défi est pris de s’en remettre avec confiance à la curiosité des visiteurs et visiteuses, en leur choix d’entrer visuellement dans l’exposition. Celle-ci ne s’offre pas béante, mais attise un élan et impulse un mouvement qui sont au cœur même de la thématique choisie, dans son acception théorique qui fait passer les êtres et les choses d’un endroit à un autre. Le mouvement des corps autour des œuvres pourrait aussi symboliser la nécessité de s’ériger contre les crises économiques successives, qui particulièrement depuis 2008, ont fixé et paralysé les individus, dans leur mobilité résidentielle, sociale, économique, participant ainsi au renforcement des inégalités. L’invitation à se pencher sur la vitre et y coller son regard, l’élan d’aller vers l’œuvre et vers sa part-manquante, d’y regarder l’intérieur, n’est pas sans rappeler l’œuvre Étant donnés de Marcel Duchamp. L’allusion est d’autant plus parfaite, qu’à travers un trou dans le cylindre en béton d’Olivier Nottellet, on pourra découvrir avec surprise l’image d’une clé déposée sur la langue d’une bouche ouverte. Cette action de regarder à travers vient également nourrir l’idée du déménagement agissant comme un seuil, comme étape à franchir, matérialisée par exemple par la vitrine de l’exposition, ou encore par la photographie intitulée Narthex de Éléonore de Bussy et l’installation Le déménagement d’une fenêtre d’Amandine Rousseau. La trace photographique permet la révélation d’un souvenir intime de l’artiste, cristallisé ici dans cette porte de salle de bain dégondée. Amandine Rousseau avec humour et poésie déplace le propos du déménagement, en traitant l’élément architectural qu’est une fenêtre comme un meuble. Elle joue ainsi de l’essence même du déménagement qui fait transitionner des contenus entre des contenants immobiles, et vient perturber les rapports entre intérieur et extérieur. L’œuvre sonore Récit commun d’Eva Pechová, installée à l’intérieur de l’espace d’exposition mais perceptible à l’extérieur à travers la vitre est une autre collusion entre espace privé et espace public. L’artiste a mené une série d’entretiens auprès de tous les participants et participantes de l’exposition, invité·e·s à témoigner de leurs expériences personnelles du déménagement. Réécrits puis lus par Eva Pechová, ces récits individuels deviennent en une seule voix, un véritable témoignage du commun. L’élaboration collective de cette pièce sonore est à l’image du processus même des workshops et de l’exposition, résolument tourné vers l’échange et la pratique en collectif, à l’instar de la proposition de Léo Moisy et Bérénice Nouvel, se déployant sous la forme d’une fresque à la fois sur toute la surface d’un mur et sur celle d’une cimaise percée. Leur interprétation du déménagement les a conduits à considérer la rupture amoureuse comme une nécessité de re-géographier sa vie, une phase parfois forcée, subie ou volontaire de recomposition des espaces, des habitudes, des proches. En liant déménagement et relation amoureuse, les artistes font l’état d’une forme de deuil, de décomposition de ce qui composait un univers « ménager », dont l’instabilité devient alors vertigineuse. Rupture ou déménagement comme « fin du monde » pour reprendre les mots de Michel Leiris.
La dynamique collective a également permis qu’émerge une scénographie inédite entre les Miroirs de Léa Erlandes et la peinture Ghost d’Emma Prevost. Cette dernière étant accrochée au seul mur non visible depuis l’extérieur, croise pourtant l’œil du regardeur dans le miroir, qui devient alors espace de projection, support et cadre du tableau. La représentation d’une figure humaine couverte d’un drap dans la peinture d’Emma Prevost est peut-être un clin d’œil à la définition ancienne du mot déménager, qui désignait au XVIIIe siècle le fait de perdre l’esprit. Un état de confusion mentale que Maria Camila Garzón Z. traite sous la forme d’un néon, une écriture fusionnée entre Nantes et Bogota, qui témoigne de l’impossible dissociation de ces deux lieux de vie de l’artiste.
C’est en tout cas certain que le drap d’Emma Prevost, qui couvre traditionnellement les meubles, invoque également le bouleversement des temporalités, entre passé et futur, que tout déménagement implique. La figure du fantôme que l’on laisse derrière soi, ou du moins des liens forts entre lieux et personnages constitue la trame narrative du texte Trois … six … neuf … de Colette, dans lequel elle revient sur chacun de ses domiciles, vidés des hommes avec lesquels elle y a vécu. La tension temporelle qui se concrétise dans l’acte du déménagement a également inspiré Alice Monneret pour son installation Réminiscence. Un assemblage de parpaings, une table à repasser coralisée, des éclats de faïences et de céramiques recomposent un lieu mémoriel, donc imaginaire et donne une forme physique à cette sensation que les lieux anciennement habités laissent en nous comme autant de fossiles.
Enfin, la circularité que présentent à la fois le cylindre d’Olivier Nottellet et la table lieu du collectif Fichtre sur le parvis, évoquent le caractère cyclique de tout déménagement, dans des gestes rituels du faire et du défaire, associant l’avant et l’après. Agathe Perrault avec la vidéo Murmures de chambres donne une autre forme à cette boucle. En filmant à 30 cm du mur une maison vide, l’artiste dessine par le film le plan d’un lieu clos sur lui-même, sans entrée et sans sortie, l’hypothétique récit d’une prison mentale ou spatiale, mais ronde comme l’avait pensée Jeremy Bentham.
Image mise en avant : Le déménagement, hypothèse du récit, Beaux-Arts Nantes Saint-Nazaire, parcours Inter-Écoles, Le Voyage à Nantes, 2022. Vue de l’exposition. Olivier Nottellet © adagp, Paris, 2022, Agathe Perrault, Amandine Rousseau, Alice Monneret, Bérénice Nouvel, Emma Prevost, Eleonore De-Bussy, Eva Pechova, Maria-Camila Garzón, Léa Erlandes, Léo MoisyPh. © Pierre-Yves Arcile
- Publié dans le numéro : 101
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
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