Augustin Maurs, The Music chamber à Artgenève
L’alignement régulier et ordonné des stands des galeries ne suffirait-il plus à assurer la fonction première d’une foire d’art contemporain, qui est de servir de prolongement au fonctionnement habituel de ces mêmes galeries ? L’art que l’on croise dans ces stands est-il devenu si désespérément lié à sa marchandisation qu’il faut désormais lui adjoindre une plus-value « désintéressée », un supplément d’âme, pour le laver de sa faute originelle – celle d’être un art uniquement destiné à produire des objets vendables ? Faut-il désormais associer systématiquement à ces manifestations éminemment commerciales leur pendant « artistique » pour faciliter l’acte marchand ? Et si les manifestations annexes qui accompagnent la plupart des foires d’art contemporain se sont de plus en plus banalisées, quel est donc leur statut ? Faire-valoir, îlots de désintéressement, anachronismes ou bien véritables projets artistique autonomes ?
L’habitué de la foire d’art contemporain, qui arpente à longueur d’année les allées de ces modernes manifestations, évoluant de continent en continent, traversant les océans sans vergogne, nonobstant les mises en garde répétées du GIEC et autres lanceurs d’alerte, n’aura pas manqué de remarquer l’inflation de ces propositions « subalternes » au marché de l’art, qui se sont développées depuis plusieurs années, si ce n’est deux à trois décennies. Du colloque qui réunit les ténors de la scène arty aux talk-shows radiophoniques live, en passant par la multiplication des stands « parasites » dans les allées-mêmes de ces temples de la consommation de luxe, la dimension purement commerciale de la foire ne cesse d’être interrogée par ces propositions alternatives. Bien sûr, on se doute qu’il y va d’une volonté de rendre plus acceptable ce que d’aucuns peuvent considérer comme un geste vulgaire — l’achat d’une œuvre destinée à trôner au beau milieu du salon ou, pire encore, à dormir dans les stocks d’un port-franc, quand il ne s’agit pas d’une pure opération de spéculation — en l’enrobant d’un vernis culturel déculpabilisant. Encore que les visiteurs de ces manifestations ne soient pas forcément les plus portés à l’interrogation sur la valeur de leurs achats…
Comme en toute chose, ces propositions non marchandes présentent des nuances qui les empêchent de toutes se valoir. Un premier critère permettant de juger de leur degré de sincérité pourrait être le caractère plus ou moins pérenne de ces propositions, à savoir l’assurance qu’il ne s’agit pas d’un simple one-shot opportuniste. Un autre serait le degré d’implication et de proximité entre les dirigeants de la foire et la manifestation en question, afin de savoir s’il y a un enjeu qui outrepasse le simple divertissement ou la pure fantaisie du moment. Un autre encore pourrait être de prendre en considération la place accordée à la proposition : plus cette dernière est centrale et plus l’espace est conséquent, plus on peut supposer qu’il existe une réelle empathie envers la chose, un mouvement vertueux. Toutes ces hypothèses restent évidemment de l’ordre de la spéculation, ne pouvant connaitre la psychologie et les stratégies ultimes des organisateurs…
Pour les dix ans de la foire Artgenève, un espace spécifique a été dédié aux manifestations liées à la musique, et plus généralement au son.« The Music Chamber » concrétise dix années d’organisations régulières au sein de l’événement. De ce côté-ci on ne peut mettre en doute la fidélité des organisateurs : à chaque édition depuis sa création, Artgenève réitère des invitations à des curateurs afin de mettre en place des propositions alternatives, résolument exemptes de toute dimension marchande. C’est certainement le profil particulier de son directeur qui explique le parti-pris d’une manifestation orientée vers le son, sous toutes ses coutures. Thomas Hug fut d’abord musicien avant de se lancer dans le business de l’art, et ses premiers amours ne se sont pas complètement dissous dans la gestion, année après année, d’une foire d’art contemporain. The Music Chamber, à la fois nom de l’espace et de la manifestation, est situé en plein cœur de la foire. Les quatre cents mètres carrés qu’elle occupe font de ce projet une réelle singularité dans le monde des foires, plutôt avare en matière d’espace « gratuit ». Elle réunit cette année une douzaine d’artistes sous le commissariat d’Augustin Maurs, lui-même artiste et compositeur, et dont la dernière intervention lors de la Triennale de Bergen fut particulièrement remarquée1. L’artiste-curateur est familier de ces interventions in situ, qui s’installent dans des lieux aussi inattendus que la Philharmonie de Berlin la cathédrale de Bergen, ou, de manière encore plus spectaculaire, lorsqu’à Taiwan, il investit le Beishan Broadcast2, plus grand haut-parleur du monde. Il faudrait plutôt parler d’un duo entre un artiste, Augustin Maurs, et un producteur, Thomas Hug, qui partagent tous deux le même amour pour des « installations sonores » d’un genre hybride : celles qui explorent les liens unissant la sphère musicale aux arts visuels et qui bousculent les destinations premières des lieux.
Concernant l’ancrage de cette nouvelle proposition à l’intérieur de la foire et de la ville, il faut aussi spécifier que de nombreux acteurs locaux, et non des moindres, se sont portés partenaires de la foire. La présence du MAMCO notamment, musée d’art contemporain emblématique de Genève, en tant que partenaire direct et prêteur des œuvres exposées, est symbolique de l’intérêt que suscite l’existence d’une telle manifestation au sein de la foire Artgenève. L’ECAL, l’école des beaux-arts de Lausanne, autre acteur majeur de la scène du canton de Vaud et de la Suisse tout court, montre aussi que le projet rencontre une véritable reconnaissance de la part des acteurs publics. La Biennale Son Valais, enfin, qui lancera sa première édition l’année prochaine s’est également portée partenaire.
Pour Music Chamber, épisode 1, nous retrouvons des habitués d’une telle proximité entre les deux disciplines. Ainsi d’un Saâdane Afif, dont les affiches de concert hautement stylisées tranchent avec les feuilles A4 où sont simplement déposées les paroles de chansons commandées à des amis écrivains et artistes. Le résident berlinois est l’un des deux artistes, avec Elisa Storelli, à être mis en avant dans une exposition qui envisage différents moyens de représenter la musique autrement que par la présence sonore. Exposer les paroles d’une chanson est l’un d’eux, capter les vibrations du son et les traduire en une animation visuelle en est un autre : le travail de la Suissesse se présente sous la forme d’une volumineuse ellipse lumineuse dialoguant avec une œuvre sonore. Le dispositif repose sur un principe complexe qui fait appel à « la durée du temps archéologique aux alentours de la seconde ». L’œuvre, dit l’artiste : « est la représentation tridimensionnelle d’un instant dans l’espace-temps quadridimensionnel. Elle est une invitation à comprendre le temps comme étant en constante évolution, à la fois dans le passé et dans le futur. » Cette œuvre, pour le moins complexe dans sa conception mais assez immédiate dans sa réception, en côtoie d’autres qui se déploient aux antipodes en termes de positionnements plastique et conceptuel. Denis Savary propose ainsi une captation quasi muette de la séance d’accordage d’un orgue… Le côté déceptif de cette vidéo nous force à nous concentrer sur la présence massive d’un instrument dont la dimension sculpturale apparait d’autant plus évidente. Dommage que les pièces de Jeremy Deller et de Jenny Holzer soient un peu trop sagement alignées, ces grands noms auraient peut-être mérité une scénographie plus excitante, à la hauteur de leur renommée… Heureusement que les bachelors de l’ECAL surent redynamiser à intervalles réguliers, de leurs interventions ludiques et enlevées, une scène qui ne demandait qu’à l’être.
1 Pour la Triennale de Bergen, curatée par Saâdane Afif, Austin Maurs a composé une partition pour chœur et orgue qui a les allures d’une véritable performance, où la chorale des amateures se retrouvait prise dans des mouvements de déplacement et de chant qui évoquent les arythmies d’Anne Teresa de Keersmaeker et les syncopes d’un John Cage. Le tout régulièrement rythmé par l’intervention intempestive de l’orgue.
2 Le « Beishan Broadcast Wall » de Taiwan est le plus grand haut-parleur jamais érigé sur terre, face à la Chine continentale, sur l’île de Kinmen. Destiné à diffuser la propagande de Taïwan, le dispositif tombé en désuétude fut repris par Aurélien Maurs, qui le réactiva en 2018 et confia la programmation musicale à cinq artistes dont la Taïwanaise Hsia-Fei Chang. Le Broadcast Wall fut par la suite représenté dans le cadre d’Artgenève.
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Head Image : Elisa Storellei, Atomistic
- Publié dans le numéro : 103
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- Du même auteur : Modern Love au musée d'art contemporain d'Athènes, L’Île intérieure à la Villa Carmignac , Interview Anne Bonnin, Hamish Fulton, A Walking Artist, au Frac Sud , Garush Melkonyan, Cries from Earth,
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