Monde nouveaux : Qudus Onikeku / The Qdance company, Out of this world
Artiste et chorégraphe nigérian, Qudus Onikeku propose depuis plus de dix ans une recherche autour de la danse et l’acrobatie afin d’élaborer une identité labile. Particulièrement vivants, les spectacles qu’il crée avec sa Qdance company se déploient et fluctuent selon les différents espaces, les différents moments et les différents publics où ils sont performés. Pour l’artiste, il s’agit de penser la « danse comme action en mouvement » qui lie la mémoire au corps, dans sa force et son intelligence. Après avoir vécu en France, il revient à Lagos pour fonder le QDanceCenter, un centre de ressource et de formation qui accompagne la jeune création nigériane et croise les différentes sphères de la société, basée sur un continuum entre l’art et le politique.
Porté par une réflexion sur les temporalités cycliques et la rencontre in situ, Qudus Onikeku offre avec Out of this world qui sera dévoilée au Centre Pompidou du 8 au 11 juin 2023, une œuvre plurielle qui s’élabore par strates et par le dialogue. Comme sa précédente création Re:Incarnation, constituée de dix danseurs et un musicien live, selon une expérience mêlant l’afrobeat avec le hip-hop, le dance-hall mais aussi la capoeira ou le tai-chi, Qudus Onikeku met la culture Yoruba au centre d’Out of this world. La pièce, en trois parties successives fait de la création un espace artistique et social.
Basée sur la philosophie Yoruba et son système de divination, l’Ifá, la première étape consiste en une installation immersive et participative autour de 16 écrans tactiles tels des totems dévoilant le programme Oraqu, épistémè cybernétique regroupant une archive fantomatique de récits oraux, fictionnels, spirituels, scientifiques, des cosmologies et mythologies, de la poésie et différents supports sonores autour d’une pensée non linéaire du temps et de l’espace, qui fait communiquer le monde des vivants et le monde invisible.
Cette perspective rapproche la démarche de Qudus Onikeku de l’afrofuturisme et notamment des cadres théoriques élaborés par le collectif Black Quantum Futurism fondé par Camae Ayewa et Rasheedah Phillips. Cette dernière affirme que le temps mécanique n’est pas absolu et qu’il est nécessaire de réfléchir à une « conscience spatiotemporelle africaine » pour reprendre le contrôle d’une mémoire communautaire (Black Quantum Futurism: Theory and Practice, 2016). En complexifiant le temps linéaire par le recours au temps cyclique de la philosophie yoruba, dont le principe de réincarnation remet en question les concepts de naissance, mort et vie, l’artiste participe de ce renouvellement de la conscience du temps et de l’espace.
La deuxième partie d’Out of this world réunit le public et l’équipe du projet pour une discussion collective autour de l’archéologie du présent, faisant de chaque participant une individualité singulière nécessaire à l’œuvre qui se performe. Pour Qudus Onikeku, il est essentiel de questionner des sujets socio-politiques, comme la justice sociale, la crise climatique, l’exil, afin de comprendre la société et comment chacun peut prendre place dans celle-ci. Discussion alimentée par l’écoute des totems futuristes, il s’agit alors d’analyser le monde en envisageant d’autres paradigmes que le modèle dominant occidental. Il y a aussi une volonté de dépasser la binarité d’une scène avec d’un côté les artistes et de l’autre, le public, hétérogène et dont le chorégraphe a à cœur d’associer les multiples individualités. Cette démarche s’articule avec un dépassement des disciplines artistiques qui permettrait un moment d’échange basé sur la collaboration, le partage, selon une perspective démocratique et sécurisante. La dernière partie de la performance consiste en un solo de l’artiste nigérian accompagné de quatre musiciens live. L’œuvre se clôture sur un moment de partage autour d’un DJ set.
S’éloignant d’un modèle intellectuel européocentrique privilégiant l’universalisation à une pensée de la différence, Qudus Onikeku participe de l’imagination politique africaine qu’évoque Achille Mbembe pour désigner les pratiques et praxis qui se développent pour réinventer les visions de l’Afrique, trop longtemps figées dans des représentations coloniales. La force de l’artiste est d’instaurer une épistémologie des savoirs via la philosophie Yoruba, au-delà d’une rationalité occidentale opposant tradition et modernité. Les pratiques de Qudus Onikeku entre corporéité et mémoire peuvent être rapprochées ainsi de la philosophie africana, initiée par Lewis Gordon, penseur afro-américain né à la Jamaïque, et des recherches qui s’y rattachent. Cette pensée se forge en effet sur la volonté de dépasser la déshumanisation des corps noirs domestiqués, par l’esclavage, la traite, la colonisation, afin de réinventer une histoire collective tronquée.
______________________________________________________________________________
Head Image : Qudus Onikeku, Re:Incarnation, Centre Pompidou, 2021 © Crédit photo : Hervé Veronese
- Publié dans le numéro : 103
- Partage : ,
- Du même auteur : Odyssea Acte I : Le Chant des sirènes, Hymne aux murènes, Autour de la résidence Espace-temps organisée par l’Atelier Hyph : Samira Ahmadi Ghotbi & Camille Lemonnier, Monde nouveau : Wilfrid Almendra, En attendant le lever du soleil, L’autrice comme productrice : Katia Kameli et ses livres d’images pour réécrire l’Histoire,
articles liés
10ème Biennale internationale d’art contemporain de Melle
par Guillaume Lasserre
9ᵉ Biennale d’Anglet
par Patrice Joly
Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier
par Vanessa Morisset