Mathieu Kleyebe Abonnenc au CRÉDAC
Dans ce lieu de déséquilibre occulte
Commissariat de Claire Le Restif, directrice du Centre d’art contemporain d’Ivry – Le Crédac
Du 15 janvier au 2 avril 2023
Mathieu Kleyebe Abonnenc croise les activités de plasticien, chercheur, éditeur, commissaire d’exposition et programmateur de cinéma. Sa pratique s’inspire de l’œuvre de l’auteur guyanien Wilson Harris (1921-2018), à la vision écologique et décoloniale. L’approche artistique d’Abonnenc se confond avec celle, scientifique, du chercheur. Il exhume des documents inédits pour faire ressurgir un passé en lien avec l’histoire coloniale et postcoloniale nationale longtemps tenu sous silence. Le travail de terrain se traduit ensuite par un film, un texte ou une œuvre sonore. Il refuse l’interaction directe entre l’artiste et le chercheur en raison du rapport de pouvoir qui s’y joue : « Les enjeux de la transaction doivent être clairs, c’est pourquoi je passe par la fiction, qui tente de trouver un équilibre entre les différentes strates de savoir et de sensibilités, et d’affects, en essayant de ne pas centrer le travail dans un rapport direct au témoignage ». Au Crédac, il crée un paysage sonore et vivant dans lequel s’entremêlent intime et politique, histoire autobiographique et histoires réelles ou imaginaires communes à la Caraïbe. Sculptures, vidéos et installations habitent l’espace, conduisant le visiteur de la lumière à l’ombre pour mieux exprimer le traumatisme colonial des trois Guyanes, invitant à une rencontre subjective et sensorielle avec leurs identités, leurs mémoires et leurs langues.
Dans la grande salle, « Le veilleur de nuit, pour Wilson Harris (1), (2) et (3) », trois sculptures réalisées en 2018, sont réunies pour la première fois. Des carapaces de tortues marines renversées contiennent chacune du gallium qui possède les mêmes propriétés que le mercure sans être hautement polluant. Si les pièces font référence à certaines divinités précolombiennes, elles évoquent surtout une histoire constitutive de la Guyane, celle de l’orpaillage. Posées à même le sol, elles condensent beaucoup du territoire, qu’il s’agisse de l’histoire de l’exploitation d’une espèce animale autochtone, d’un récit cosmogonique, survivance d’avant la conquête, ou de l’exploitation et la pollution des sols, les entrailles de la terre. Les carapaces retournées sont autant de bateaux échoués qui renvoient à l’histoire de l’esclavage, l’exploitation des terres, des animaux et des humains.
Au mur pend un collier de flutes à l’origine conçues à partir d’ossements des envahisseurs. Au centre de la pièce, un orgue à l’intérieur garni de peaux de serpents et dont l’ordre des notes a été inversé, lui fait face. Plutôt qu’une opposition binaire qui verrait le second incarner la culture occidentale face au cannibalisme indigène, les instruments sont ici envisagés dans une terre et une culture dont l’essence même est créole. Souffler dans un instrument à vent taillé dans le corps de l’ennemi est aussi lui réinsuffler la vie, donner une âme au corps.
Des archives familiales, un plan tracé à la main par sa grand-mère adjoint au vert de la flore, et au bleu du fleuve, le jaune des filons aurifères. Cette carte au trésor a motivé la mère de l’artiste à acquérir en 1984 une maison dans le village abandonnée de Wacapou, sur les rives du fleuve Maroni. Elle abrita autrefois les rêves perdus de fortune et de richesse de Joseph Bernes. L’ancien occupant était orpailleur et vivait dans un dénuement extrême. Sous le titre « La forêt, la rivière, la pluie » sont réunis les objets indispensables à sa survie en forêt afin de se chauffer, s’alimenter, naviguer. L’ensemble rouillé et dérisoire témoigne de la vie très austère de la communauté des chercheurs d’or.
Les salles suivantes abritent « The music of living landscape (a revisitation v2) », installation sonore créée avec l’artiste Thomas Tilly. À l’enregistrement de la forêt se superpose la lecture de « The Music of Living landscapes », (1996) programme radiophonique de Wilson Harris dans lequel il évoque ses dix-sept années passées à arpenter les rivières de Guyana en tant qu’hydrographe avant de s’installer en Angleterre. Pour l’exposition, une voix d’homme et une voix de femme se succèdent, parfois se mêlent. Les réflexions de l’auteur guyanien sont ainsi portées par cette musique du vivant. Projeté dans la salle suivante, « Laurène Loarano » (2007-2022) embarque le visiteur dans une balade nocturne le long d’un fleuve, prolongeant par le film le paysage sonore. Il évoque l’insaisabilité par l’image de la forêt amazonienne. La violence et le deuil imprègnent ce paysage singulier qui pourtant renait, se renouvèle à chaque fois.
Mathieu Kleyebe Abonnenc envisage « son travail comme un lent processus de réconciliation avec la rupture causée par le colonialisme ». Il titre l’exposition d’un extrait des « Damnés de la Terre » de Franz Fanon : « …C’est dans ce lieu de déséquilibre occulte où se tient le peuple qu’il faut que nous nous portions car, n’en doutons point, c’est là que se givre son âme et s’illuminent sa perception et sa respiration… ». Présentés dos à dos, les films « Limbé prise 1 & 2 » sont réalisés avec la chorégraphe Betty Tchomanga qui en est aussi l’interprète, émergeant d’une obscurité quasi-totale, la tête renversée, les mouvements saccadés, arachnéens. Elle s’inspire du limbo qui se fait la mémoire corporelle des positions contraintes des esclaves en fond de cale des navires négriers, « dans ce milieu de déséquilibre occulte ». En Guyane, l’histoire de la violence semble se répéter sans fin. Collée sur l’une des fenêtres de la première salle, la photocopie en noir et blanc d’une radiographie spécifique puisqu’elle fait disparaitre les organes afin de mieux voir ce que l’on cherche à l’intérieur d’un corps, fait apparaitre des canules de drogue.
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1 Né en 1977 en Guyane Française, l’artiste vit et travaille à Sète.
2 Entretien avec Mathieu Kleyebe Abonnenc, Collectif Champs magnétiques et Hélène Meisel, chargée de recherche et d’exposition, Centre Pompidou-Metz, sd.
3 Avec la Guyane Française et le Surinam, le Guyana compose l’une des trois Guyanes. En Arawak, Guyana signifie « Terre des eau abondantes ». Le pays fut indépendant par rapport vis-à-vis du Royaume-Uni en 1966. La proclamation de la République date de 1970.
4 Devenant liquide au contact de la peau ou lors d’une exposition directe au soleil. Les pièces sont donc susceptibles de se transformer à vue suivant les variations thermiques.
5 Activité artisanale qui se pratique avec une batée, auge circulaire permettant la collecte d’or, et du mercure, le métal ayant la particularité de provoquer l’agglomération de particules d’or.
6 Copié sur celui conservé dans la chapelle des Ducs de Savoie.
7 Travaillant dans la recherche musicale expérimentale, Tilly compose avec des microphones considérés comme instruments de musique une écoute subjective du dehors. Il travaille sur la Guyane depuis une dizaine d’années.
8 Réalisée avec sa sœur aujourd’hui décédée et dont il porte le nom.
9 Claire Le Restif, « Édito », Reflex n° 48, Dossier de réflexion sur l’exposition Dans ce lieu de déséquilibre occulte du 15 janvier au 02 avril 2023, Centre d’art contemporain d’Ivry – Le Crédac.
10 Franz Fanon, Les damnés de la Terre, Préface de Jean-Paul Sartre, Éditions Maspero, 1961, 311 p.
11 Danse rituelle originaire de Trinidad-et-Tobago.
Head image : Vue de l’exposition personnelle de Mathieu Kleyebe Abonnenc, Dans ce lieu de déséquilibre occulte. Photo : Marc Domage / Le Crédac, 2023
- Publié dans le numéro : 103
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- Du même auteur : Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi , Pierrick Sorin au Musée d’arts de Nantes,
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