Michel François
« Contre nature », Michel François
BOZAR/Palais des Beaux-Arts, Bruxelles
16.03 – 21.07.2023
La rétrospective consacrée à Michel François, qui se tient actuellement au Palais des beaux-arts (Bozar) de Bruxelles – ville où il vit et travaille – est l’occasion de revenir sur quarante années de création plastique et, à travers elles, d’esquisser le portrait de l’un des artistes belges les plus singuliers de sa génération. Depuis les années quatre-vingt, François construit une œuvre qui échappe à toute catégorisation tout en faisant preuve d’une grande cohérence. Fondée sur la réceptivité du monde, elle est une tentative de traduire ce qu’il nomme « la beauté de l’expérience ». Avec beaucoup de poésie, l’artiste interroge ce qui nous environne : les matières, la nature et les situations, qui provoquent chez lui une fascination à l’origine de son goût pour les formes et les jeux de représentation.
Michel François fait appel à un ensemble de médiums allant de la photographie et la vidéo à la performance et l’installation, qu’il aborde en sculpteur, les combinant souvent pour créer des pièces qui se répondent entre elles, formant ce que Philippe Van Cauteren et Nathalie Ergino désignent comme :« un réseau subliminal de motifs et de valeurs qui ne peut s’appréhender que dans la confrontation des œuvres dans l’espace ». Ainsi, il fait de chacune de ses expositions un laboratoire renouvelé, un palimpseste. En générant un parcours dans lequel les œuvres se font écho d’une salle à l’autre, il réexpérimente à l’infini les enjeux d’espace, de volume et d’équilibre, qui définissent la représentation. De la même façon, il multiplie les matières, qu’elles soient naturelles – à l’image de pissenlits, cactus, éponges, ou encore d’eau – ou artificielles comme – des journaux, du verre, des murs de briques, de l’encre…, jusqu’aux nouvelles technologies. Avec elles, il engendre des formes hybrides qui tentent de restituer le mouvement, l’instantanéité. Michel François est fasciné par les signes du vivant. Sa pratique oscille entre image et sculpture, entre deux et trois dimensions. Sans doute est-ce là un héritage familial : l’artiste a été formé par son père, peintre, et sa mère, danseuse et sculptrice. « Je me suis dit que la sculpture était un moyen terme entre la danse et la peinture », explique-t-il.
Ses études en théâtre à l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle et des Techniques de Diffusion (INSAS) de la Fédération Wallonie-Bruxelles lui ont donné le sens du décor, l’envie d’habiter l’espace et d’en faire une œuvre à part entière. Ce concept d’une « œuvre d’art totale » occupe une place centrale dans son travail. Au Palais des beaux-arts, il prend la mesure des salles d’exposition pour les envisager comme une extension de son atelier. « La plupart du temps, quand on est dans l’atelier, contrairement à ce que l’on croit, on ne fait rien », dit-il, un brin provocateur, en évoquant le temps de la réflexion. Il y travaille pourtant des matériaux quelconques, des objets trouvés qu’il s’applique à transformer. Michel François s’intéresse à l’ordinaire et aux gestes simples. Le souffle, le bâillement, la dispersion, la disparition, la répétition ou l’équilibre sont autant de phénomènes si banals de la vie quotidienne qu’on les croirait innés et qui s’en trouvent, à ce titre, invisibilisés. Dans l’atelier, objets et gestes de tous les jours sont manipulés et arrangés jusqu’à ce qu’ils retrouvent du sens. La notion de recyclage fait partie de l’ADN de l’œuvre de Michel François. Presque toutes ses pièces s’inscrivent dans un processus de recyclage permanent. La durée et le passage du temps, combinés au hasard, apparaissent aussi importants que l’intervention de la main de l’artiste, qui se fait parfois alchimiste, apprenti sorcier, observateur des transformations dont il est également l’instigateur, comme cette goutte d’eau s’abattant avec la régularité d’un métronome sur un bloc de sel qui finira, lentement mais inexorablement, par disparaitre. À l’inverse, c’est dans l’immédiateté d’un seul geste que naît une éclaboussure d’aluminium ou un « splash » de bronze. Capter la vitesse, la fulgurance du métal en fusion lorsqu’il déborde du creuset et se répand à terre, pour tenter de saisir l’instant où, en se ramifiant au contact du sol, il apparait vivant. Les formes naissent de l’expérimentation et de la part d’aléatoire que celle-ci contient. L’œuvre de Michel François s’appréhende dans l’observation des métamorphoses, mutations et sédimentations d’un travail en cours. Pour Guillaume Désanges, « dans un monde apparemment balisé et hiérarchisé, mais qui est bien plus chaotique et incontrôlé qu’à l’évidence, le travail foncièrement sculptural de Michel François, à l’inverse, manifestement chaotique et subtilement cadré, est un modèle de reconfiguration sensuelle et idéologique de l’immédiat ». En ce sens, son œuvre a un caractère éphémère, insaisissable.
« L’atelier est un lieu où le temps ou le passé n’existent pas », explique François Piron dans le catalogue de l’exposition bruxelloise. « Des œuvres créées il y a trente ans sont simplement accrochées ou placées à côté d’un objet que l’artiste a réalisé la semaine dernière. » Aucune hiérarchie ne vient régir les pièces entre elles. Tantôt posées au sol, accrochées au mur, ou encore installées sur des socles, elles sont en mouvement perpétuel, dans l’attente qu’une situation se crée. « C’est comme s’il y avait des échanges entre la sculpture d’atelier et les choses plus directement politiques », explique l’artiste. « Les objets attirent ou repoussent d’autres objets, par affinités, proximité ou capillarité. Mais vous n’avez qu’à déplacer un aimant et l’ensemble se transforme en une composition différente », écrit encore François Piron. L’artiste utilise comme métaphore de sa pratique le concept de rhizome, tel que défini par Gilles Deleuze et Félix Guattari, c’est-à-dire une structure évoluant en permanence, dans toutes les directions horizontales et dénuée de niveaux.
Michel François s’attaque aux sujets intraitables dont l’art n’a pas grand-chose à faire.« Pour moi, le défi principal est d’aller chercher le biais par lequel des choses réputées difficiles ou pénibles changent de statut un instant »,dit-il, prenant le pire pour lui adjoindre une forme qui soulage un tout petit peu des tragédies que l’humanité engendre. Ainsi, un étrange dessin aux allures de diagramme trace des sillons dans la chair même du mur, dans le bois qu’il évide, chacun reliant un point à un autre. À chaque point correspond une force armée engagée dans le conflit en Syrie. Mais qui se bat contre qui ? L’artiste a pris soin de ne pas identifier les belligérants, réduisant la pièce murale à un dessin abstrait. Ce bois martyr ressemble bel et bien pourtant à un champ de bataille. Dans son Jardin contre nature – où le jardinier s’incarne dans la présence de sa veste et de ses bottes – composé d’une collection d’herbes, de plantes et de feuilles, retenues à l’aide de rubans magnétiques sur de grandes plaques d’acier galvanisées et fixées au mur, l’artiste introduit, par un système de transfert sur les végétaux, le ballon de football, objet le plus culturel et sans doute le plus cultuel qui soit. À ses côtés, une porte de prison autoportante correspond en réalité à un plan d’évasion.
Faire mousser un savon entre ses mains, serrer une ceinture autour de la taille, tirer un col roulé au-dessus de sa tête : Michel François établit des « situations de sculpture ». Enrouler un papier sur lui-même en introduisant, de temps en temps, une erreur qui le déforme irrémédiablement (série des « Enroulements », débutée en 1991) comme sont déformés les déchets enfermés dans des sacs remplis d’eau et dont le filtre plastique offre un effet d’une autre nature. Décontextualisées, les images accusent une certaine physicalité qui témoigne du regard de sculpteur de l’artiste. Il s’agit d’éprouver l’œuvre jusque dans ses jeux de tension. Les pièces de Michel François sollicitent en effet les cinq sens du visiteur. Tout ici est affaire de point de vue, tant dans la recontextualisation de son travail en fonction des lieux qu’il occupe que dans la focalisation sur un élément précis, privilégiant un détail, un fragment.
L’œuvre de Michel François met également en jeu les notions de circulation et d’échange. Depuis 1994, l’artiste réalise de grandes affiches en offset à partir de ses photographies. Empilées à mêmele sol à la fin de ses expositions, elles peuvent être emportées par le visiteur qui devient alors acteur en contribuant à la dispersion des images à travers leur déplacement de l’espace d’exposition à l’espace privé. Le geste de l’artiste est éminemment politique. En proposant gratuitement des images au tirage illimité, il va à l’encontre des règles du marché de l’art, notamment celle qui commande de préserver la rareté des images.
Michel François revendique l’exposition comme une expérience sensorielle. De son œuvre foisonnante et protéiforme surgissent des préoccupations récurrentes autour du vivant, à travers le geste humain, l’insertion du végétal, la représentation du minéral. Mais il est aussi question d’ordonnancement des formes et de métaphore de l’enfermement et de ses conséquences, à l’image d’une tour de quatre mètres de haut dont les faces sont couvertes de miroirs, architecture carcérale panoptique permettant de voir sans être vu. Au Palais des beaux-arts de Bruxelles, le parcours de l’exposition se termine sur des petits objets proches de l’artisanat montrés pour la première fois. Chacun est disposé sur un socle – étonnant quand on sait que les œuvres de Michel François en sont totalement dépourvues ! Ces objets tordus, fragiles et ingrats, sont appelés par l’artiste des « autoportraits ». Le vivant, la fragilité et l’instabilité sont au centre d’une œuvre étonnement familière. « On ne peut remplacer un corps », dit-il. Sur le mur en ruine qui ferme l’exposition, les briques deviennent des nuages sur fond bleu. « Une image qu’on l’on connait bien dans l’histoire de l’art belge », commente-t-il encore. Dans ses œuvres, Michel François rappelle la fragilité du monde contenue dans ses contradictions, en équilibre ténu entre création et destruction.
______________________________________________________________________________
1 Philippe Van Cauteren, Nathalie Ergino, « Préface », Michel François. Plans d’évasion, Éditions Roma Publications, Amsterdam, Co-édité par l’IAC Villeurbanne et le SMAK Gand, 2010, p. 7
2 Michel François, propos recueillis par Jean-Paul Jacquet, « Mais bon », Michel François. Plans d’évasion, op.cit., p. 323.
3 Sauf mention contraire, les propos cités ici ont été prononcés par Michel François lors de la conférence de presse
4 Guillaume Désanges, « Tout est là », Michel François. Plans d’évasion, Éditions Roma Publications, Amsterdam, Co-édité par l’IAC Villeurbanne et le SMAK Gand, 2010, pp. 39-48.
5 François Piron, « L’atelier de Michel François », Michel François. Contre nature, catalogue de l’exposition éponyme, Bozar, Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, du 16 mars au 21 juillet 2023, MER. B&L, Bozar books, p. 11.
6 Discussion entre Michel François et Guillaume Désanges, livret de l’exposition « Pièces à conviction », Centre régional d’art contemporain, Sète, du 29 juin au 30 septembre 2012, p. 3.
7 François Piron, op. cit.
8 Discussion entre Michel François et Guillaume Désanges, op. cit.
Head image : Michel François, Contre Nature, vue de l’exposition à Bozar, Bruxelles. Photo : DR. Courtesy de l’artiste.
- Publié dans le numéro : 104
- Partage : ,
- Du même auteur : Josèfa Ntjam, Adrien Vescovi, Taysir Batniji,
articles liés
Fabrice Hyber
par Philippe Szechter
Shio Kusaka
par Sarah Matia Pasqualetti
Julian Charrière : Espaces culturels
par Gabriela Anco