Modern Love au musée d’art contemporain d’Athènes
En l’espace d’à peine un an, le musée d’Art contemporain d’Athènes est devenu une pièce incontournable dans le dispositif de l’art contemporain de la capitale grecque. Envisagée il y a une quinzaine d’années, son ouverture n’a pu se réaliser que récemment et c’est finalement sous la direction de Katerina Gregos qu’il a pris son allure de croisière. Modern Love réunit plus de vingt artistes internationaux dans une exposition thématique qui, comme son nom l’indique, se veut une exploration des nouveaux rapports amoureux et plus particulièrement de l’influence des nouvelles modalités de rencontres que le numérique, ses supports, ses outils et son économie, a généré. Mais l’exposition ne se limite pas à un état des lieux des nouvelles pratiques, elle pointe également ce que le numérique fait à l’amour : le titre emprunté à l’essai d’Éva Illouz, Love in the Age of Cold Intimacy, semble déjà dire qu’il exerce un certain refroidissement sur les rapports entre humains. Rarement mis en avant dans le monde de l’art contemporain, car supposé pas assez sérieux ou par trop anecdotique et trop sujet aux dérives romantico-sentimentales, la proposition de la curatrice prend à contre-pied cet évitement en affirmant la place incontournable de la relation amoureuse comme ciment et énergie fondamentale de la société humaine. Dans le prolongement de cette prise de position, la directrice du musée et curatrice insiste sur la nécessité de ne pas laisser des stratégies économiques s’appuyant sur des approches soi-disant rationnelles se substituer à l’éventualité de rencontres classiques, dites « en présentiel », reposant en partie sur le hasard et sur l’imprévu, mais aussi donnant la possibilité de découvrir « l’autre » dans toute la profondeur d’un ego complexe qui se livre peu à peu dans le temps long, une sorte de contre-feu aux algorithmes et autres AI qui décident de plus en plus de la pertinence de nos choix amoureux.
Modern Love nous accueille avec une pièce qui d’emblée met les pieds dans le plat d’une supposée hétéronormativité des relations amoureuses : « Center for the Critical Appreciation of Antiquity » (2022), est une reconstitution sommaire des ruines du temple de Zeus Olympien, endroit bien connu des homosexuels dans les années 1980, qui avaient l’habitude de s’y retrouver en cette époque où les relations entre hommes étaient plus de l’ordre de la clandestinité – surtout dans une ville comme Athènes où la tolérance envers les gays et lesbiennes était loin d’être celles de villes comme New York ou Berlin, et qui demeure encore très conservatrice en matière de mœurs. L’installation d’Andreas Angelidakis, en faisant directement référence à l’architecture grecque et romaine, et en utilisant les marqueurs de cette dernière – colonnes et autres pilastres qu’il a amollis pour en faire des pièces déplaçables sur lesquelles on peut aussi s’asseoir et/ou s’allonger –, renvoie également à la tradition érotique de la Grèce antique. Dans cette dernière, a priori, les relations entre personnes du même sexe étaient loin d’être prohibées, cette œuvre de l’artiste grec est également une plongée dans sa propre « archéologie sexuelle », s’appuyant notamment sur la consultation de supports underground de la cause homosexuelle comme la revue athénienne Kraximo.
L’exposition de Katarina Gregos est loin d’être une condamnation totale de l’influence des nouveaux outils numériques : elle apparaît davantage comme un état des lieux des nouvelles pratiques amoureuses – que l’irruption du numérique a bouleversées de fond en comble en facilitant certaines rencontres qui jusqu’alors restaient impossibles, parce que difficilement exerçables hors de certains cercles d’initié.es, et en en stigmatisant d’autres dans un même mouvement. D’une certaine manière, l’effet numérique a démocratisé des pratiques qui restaient confinées, il a accéléré l’émancipation de certaines couches de la société, comme la frange LGBT, mais cette accélération et cette ouverture ont eu un prix, celui d’un certain désenchantement et d’une dérive consumériste que le recours aux algorithmes de facilitation des rencontres a accentué. Le constat que fait Katarina Gregos, à travers la sélection des artistes de l’exposition, hésite entre l’insupportable de l’omniprésence de l’IA par exemple, qui tend à supplanter toutes les décisions spontanées pour les passer au crible d’une rationalité qui tétanise (Ariane Loze dans sa vidéo désopilante « If You didn’t choose A, You Probably Choose B », 2022) et la puissance émancipatrice d’une application comme Grindr qui devient le lieu de l’affirmation politique d’une construction identitaire risquée dans l’Égypte des années 2010 (Mahmoud Khaled, « Do you have Work Tomorrow ? », 2013). Mais dans l’ensemble, la balance ne penche pas forcément en faveur de l’amélioration des relations amoureuses : Marijke de Roover, par exemple, constate la prédominance de la circulation des mèmes à caractère hétéronormatif et hostile à l’encontre des personnes queers dans les espaces anonymes, quand bien même elle tente d’en propager d’autres de nature complètement différente (« Niche Content for Frustrated Queers », 2019-2020) ; Yorgos Prinos quant à lui photographie des personnes prises sur le vif dans des situations d’intense détresse : si cette dernière série est difficilement imputable au développement du numérique, elle renvoie de manière plus générale à l’hyper isolement que subissent des personnes sans ancrage et au manque de solidarité que génère une civilisation postcapitaliste basée de plus en plus sur le rendement et l’efficacité individuelle. Pour Laura Cemin qui se représente étreignant ses proches après de longues périodes d’isolement consécutives au confinement, ces rapprochements sont de véritables épreuves censées lui permettre de dépasser la phobie des contacts physiques qu’elle a développée et que le rapport exclusif aux écrans durant le confinement n’a fait qu’accentuer (« In Between, The Warmth », 2017-2020). L’œuvre de Candice Breitz est certainement l’une des plus fortes, elle témoigne de la situation des travailleur.euses du sexe : Africain.es émigré.es dans un pays qu’ielles pensaient de Cocagne, l’Afrique du Sud et qu’ielles découvrent n’être pas aussi accueillant qu’ielles l’espéraient, les poussant, pour survivre, à se prostituer (« TLDR », 2017). Mais ces vidéos-témoignages, loin d’être vécues comme des pratiques honteuses qu’il faudrait dissimuler, sont plutôt l’occasion de dénoncer les conditions de vie et d’accueil des migrant.es et de revendiquer leur part de plaisir.
À l’inverse, les œuvres d’un Peter Puklus témoignent d’une nette évolution des mœurs : dans les sociétés les plus évoluées, les rôles parentaux sont de plus en plus redistribués, le « Portrait de l’homme à l’enfant » par exemple témoigne de cette véritable révolution de la modernité amoureuse contemporaine qui fait qu’il n’est heureusement plus choquant de voir un homme langer et s’occuper de son enfant. L’installation « The Hero Mother » (2016) va plus loin, elle repense les modifications à même les objets conçus dans le sens de cette veine émancipatrice.
Par ailleurs, Modern Love ne tente pas de dramatiser la situation, elle ne sombre pas dans la désespérance, beaucoup d’œuvres, même celles qui dépeignent un côté négatif sont teintées d’humour, comme celles d’Ariane Loze déjà évoquées, ou encore celle d’Hannah Toticki qui a imaginé des vêtements et des bijoux destinés à lutter contre certains gestes addictifs de l’ère numérique, à l’instar de ces bagues antitouches de clavier ou ces œillères anticonsultation d’écran, solutions aussi vaines qu’hilarantes pour s’empêcher d’être scotché des heures durant devant son écran… de même que Maria Mavropoulou qui imagine des intérieurs où les écrans ont pris la place des personnes en chair et en os (« The Lovers », 2018), mais aussi de David Haines qui détourne un film de propagande destiné aux homosexuels cherchant à exorciser leur mal pour en faire un clip de techno et en retourner le propos jusqu’à l’absurde (« Dereviled », 2013).
Toujours est-il que si Modern Love ne prend pas directement parti pour l’influence des outils numériques sur les relations amoureuses – bien que l’exposition condamne la marchandisation des sentiments et le développement exponentiel du marché des emodities et déplore un refroidissement des relations suite à la rationalisation induite par l’IA et autres algorithmes –, elle apparaît comme un prétexte à exposer les nouvelles tendances amoureuses de manière audacieuse dans une ville, Athènes, plutôt réputée pour son conservatisme en matière de mœurs.
1ou marchandises émotionnelles, concept forgé par Eva Illouz pour désigner la coproduction par diverses industries allant du tourisme à la psychothérapie pour améliorer le moi.
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Head image : Maria Mavropoulou, The Lovers, from the Family Portraits series, 2018. Light box, 100 x 100 cm. Courtesy of the artist
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : L’Île intérieure à la Villa Carmignac , Interview Anne Bonnin, Hamish Fulton, A Walking Artist, au Frac Sud , Augustin Maurs, The Music chamber à Artgenève, Garush Melkonyan, Cries from Earth,
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