Sherrie Levine

par Laure Jaumouillé

La galerie David Zwirner présente depuis le 20 avril dernier une exposition conséquente de l’artiste américaine Sherrie Levine ; la première en France depuis 1996 au Frac des Pays de la Loire. Fortement marquée par les travaux de Walker Evans et Marcel Duchamp, elle apparaît dès les années 1970 comme une artiste conceptuelle et politisée, militant contre la guerre du Viêt Nam. Sherrie Levine développe sa pratique aux côtés de Jenny Holzer, Richard Prince, Louise Lawler, Cindy Sherman ou encore Barbara Kruger. Son œuvre se caractérise par une forme de déconstruction des concepts d’auteur et d’originalité. Caractérisée par un engagement féministe, elle tend à démystifier les œuvres d’artistes masculins qu’elle pioche dans l’histoire de l’art moderne. Ainsi, elle pratique l’appropriation de manière radicale. Chez David Zwirner, elle présente une série de trente photographies intitulée « After Stieglitz » (2023), réunies en groupes de six. Il s’agit en réalité de reproductions de reproductions, de ciels nuageux captés par le célèbre photographe. C’est ainsi que Sherrie Levine enrichit le regard photographique d’une rêverie sur la matérialité de l’image. Bien que l’original reste inatteignable, il accède à une forme de présence. Selon Baudrillard, il s’agirait de révéler « la fissure qui traverse notre représentation du monde», la «catastrophe sémiotique» induite par l’omniprésence photographique. Soulignant «l’effondrement de la réalité dans l’hyperréalisme», ce dernier évoque un art par lequel «le réel se volatilise». Les œuvres de Sherrie Levine soulignent la distance – signifiante parce qu’infime – qui nous sépare de l’expérience offerte par le motif originel. La relation de voisinage entre l’artiste et l’œuvre de l’autre permet une conversion empathique du modèle en miroir dans lequel se regarder. Avec « Rectangle Paintings » (2023), Sherrie Levine présente douze huiles sur bois, toutes identiques, mimant l’abstraction géométrique. Dans une autre salle, le visiteur découvre « Ivory Dominoes » (2022) ; cette série consiste en douze temperas sur panneaux de bois, évoquant une manière de se jouer des formes existantes selon une très grande précision. On retrouve ici un invariant de l’art de Sherrie Levine, à savoir, le vol de motifs ready-mades. À l’entrée de la salle principale apparaissent deux petites sculptures intrigantes, présentées sous une vitrine. L’œuvre, intitulée « Repetition and Difference » (2002) consiste en deux figurines : l’une, en bronze, n’est autre qu’un nain de jardin ; l’autre, faite de verre noir, s’apparente à l’un des sept nains issus du conte de Blanche-Neige. Le communiqué de presse lui-même apparaît comme un manifeste conçu par l’artiste. Sherrie Levine nous propose un court texte évoquant deux vrais jumeaux, James Springer et James Lewis. Ces derniers, séparés à la naissance, se retrouvent à l’âge de 39 ans et découvrent qu’ils se rendent, en vacances, au même endroit. L’idée même du jumelage fait écho à une constante dans l’art de Sherrie Levine, à savoir l’appropriation et la reproduction. Avec « Avant-Garde and Kitsch » (2002), le visiteur retrouve les deux nains, tandis que le nain de Blanche-Neige est fait, non plus de verre mais de cristal. Dans la lignée d’artistes tels que Elaine Sturtevant (1924-2014), l’idée même d’avant-garde, présente dans le titre, est singée par Sherrie Levine, qui subvertit toute forme d’originalité telle que prônée par des théoriciens comme Clement Greenberg. À l’encontre de la « convention d’originalité » soulignée par la sociologue Nathalie Heinich au sujet de la création moderne et contemporaine, Sherrie Levine opte pour un mimétisme subversif. Le kitsch, quant à lui, évoque un mauvais goût provocant que l’on retrouve chez des artistes tels que Jeff Koons. Fondamentalement postmoderne, Sherrie Levine produit des œuvres dans lesquelles, dans le même se densifie le noyau dur de l’autre.  

Sherrie Levine, After Stieglitz: Set A: 1-6, 2023.
Courtesy the artist and David Zwirner.
© Sherrie Levine

1 LEBENSZTEIN Jean-Claude, Préliminaires, in Hyperréalismes, USA 1965-1975, Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, 27 juin-5 octobre 2003
2 BAUDRILLARD Jean, L’Hyperréalisme de la simulation, in L’Échange symbolique et la mort, Gallimard, Paris, 1976, repris in HARRISON C. & WOOD P., Art en théorie 1900-1990, éd. Hazan, Paris, 1997 (é.o. Oxford, 1992)
3 HEINICH, Nathalie, Le Triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Éditions de Minuit, 1998.

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Head image : Sherrie Levine, Rectangle Paintings, 1-12, 2023
Credits: Sherrie Levine – Courtesy The artist and David Zwirner


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