Tomaso Binga à La Galerie de Noisy le Sec
La Galerie Centre d’art Contemporain de Noisy le Sec propose la première exposition personnelle en France de l’artiste italienne Bianca Pucciarelli Menna, alias Tomaso Binga. Sous le commissariat de Marc Bembekoff, l’exposition Corps-poésie se tiendra jusqu’au 16 décembre.
Le travail de Tomaso Binga saisit le spectateur en provoquant un rire complice. Née en 1931 à Salerne, Bianca travaille comme maîtresse d’école avant de découvrir sa vocation artistique vers la fin des années 1960. Pour baptiser son entrée dans le monde de l’art, elle choisit un pseudonyme masculin, Tomaso Binga, une provocation destinée à nous interpeller sur la place inégale des hommes et des femmes dans le monde de l’art.
Le prénom Tomaso est également un clin d’œil au chef de file du Futurisme, Filippo Tommaso Marinetti, dont Binga a toujours admiré les innovations poétiques. En même temps, son pseudonyme marque une prise de distance envers les idées misogynes du mouvement futuriste, puisqu’elle choisit symboliquement d’alléger le prénom, qu’elle partage avec Marinetti, en ne gardant qu’un seul « m ».
Tout au long de sa vie, Tomaso Binga a expérimenté la rencontre entre le langage, les mots, le corps et les images, donnant naissance à une œuvre qui touche un large éventail de médias, de la performance à la poésie, en passant par le collage. Son travail, qui opère entre la poésie visuelle et des action performatives et sonores, entre en résonance avec les multiples recherches verbo-visuelles florissantes en Italie depuis la fin des années 1960.
Corps-poésie puise dans les différents répertoires artistiques de Tomaso Binga et reflète toute la palette de sa recherche. Une plongée dans les années 1970 ouvre le parcours de l’exposition qui, en traversant les décennies 1960-1980, propose des œuvres célèbres mais aussi inédites.
Dans la première salle nous découvrons les premiers dessins de l’artiste, dont l’esthétique rappelle les recherches cubistes, ainsi que ses performances visuelles et sonores. L’exposition nous confronte immédiatement à un travail qui, avec ironie et acuité, participe à la prise de conscience des questions brûlantes soulevées par les luttes féministes à la même époque. Ses collages tapissent la deuxième salle et, dans la troisième, sont exposés son Alfabeto Murale et ses Dattilocodici, œuvres phares de sa recherche sur la parole, l’écriture et le langage.
L’exposition s’ouvre sur des photographies de la performance Oggi spose, introduisant le spectateur, dès qu’il franchit le seuil, à l’œuvre subtile et radicale de Tomaso Binga. Bianca se présente comme Tomaso Binga à partir de 1971 lors d’évènements artistiques, mais c’est avec cette performance de 1977 qu’elle officialise l’union entre Bianca Menna Pucciarelli et son alter ego. Elle met en scène un mariage où elle joue le rôle de deux partenaires, un acte qui marque son autonomie et sa rupture avec une convention sociale qui a longtemps été un lieu de soumission pour les femmes.
Corps-Poésie, reflète l’engagement de Tomaso Binga par une sélection d’œuvres qui témoignent d’une recherche artistique accomplie sans cesser de questionner sa position sociale en tant que femme. Ainsi, dans la première salle, est présentée une réactualisation de la performance perçante que Binga a réalisée en 1977, Io sono carta.
L’espace d’exposition imite l’intérieur d’un appartement bourgeois. Sur une chaise à bascule est posé une robe – celle que Tomaso portait lors de la performance du 1977- dont le motif est le même que celui qui décore le mur de la pièce. Il s’agit d’un papier peint sur lequel sont tracés des mots illisibles, dessinés à l’origine à la main par l’artiste, qui courent le long des lignes verticales du papier peint.
Avec sa robe, l’artiste se fond dans l’espace domestique et, tel un papier peint, devient partie intégrante du décor. Cette écriture, qu’elle appelle scrittura dilatata (écriture dilatée) représente, comme le déclare l’artiste, « les pensées des femmes qui, enfermées chez elles, pensent et voient leurs pensées grimper sur les parois pour après y rester […] ».
Io sono carta est une combinaison d’écriture, poésie et performance à travers laquelle Binga dénonce la difficulté des femmes à obtenir une reconnaissance sociale au-delà de leur rôle domestique et de leurs activités de soin. Pendant la performance Io sono carta de 1977, Tomaso récitait par ailleurs un poème, aujourd’hui diffusé dans l’espace d’exposition toutes les dix minutes et qui se termine par une explosion :
“JE SuiS un pApieE peint
JE SuiS un pApieR
JE SuiS un cArtOn
un pApieR cartonné
et ça vA….
CartOnnEEEEEr!!
Boom!!
Avec cet éclatement symbolique, elle invoque la nécessité de se libérer de ces rôles et de rechercher un espace d’identification alternatif à celui qui est proposé par la société patriarcale.
La notion de réappropriation de l’espace et de la réalité que nous habitons traverse toute l’œuvre de Tomaso Binga. Elle se rencontre en effet dans ses Polistiroli et dans les collagesqui animent la deuxième salle de l’exposition.
Au début des années 1970 Binga s’approprie des emballages de polystyrène, un matériau devenu de plus en plus populaire dans les années du développement de la société de consommation, pour leur donner une nouvelle esthétique. Ces déchets plastiques deviennent le cadre de collages réalisés en utilisant des images récupérées dans la presse et les magazines. L’artiste se réapproprie des images et des objets communs pour proposer un regard alternatif sur la société de consommation et ses paradoxes.
L’exposition réserve enfin une place importante aux recherches de Tomaso Binga autour d’un nouveau langage corporel, les Scritture viventi. Binga réalise une série d’œuvres où elle pose nue en imitant les lettres de l’alphabet, à l’instar de l’Alfabetiere Murale de 1976, également exposé. A travers l’accent mis sur l’expressivité du corps, la femme et l’artiste Tomaso Binga se réapproprie son corps et affirme sa propre subjectivité au-delà de toute construction abstraite. Comme elle le dit, elle veut montrer « une femme au corps imparfait, avec ses vices et ses dérives ». L’artiste s’éloigne ainsi de toute représentation idéalisées et objectivantes du corps féminin et mine la construction de la femme comme objet passif du regard.
En même temps, son corps se transforme en écriture et, à travers ce langage incarné, Binga s’affirme comme sujet actif et légitime dans l’acte de prise de parole et d’expression de soi.
La sélection des œuvres exposées, qui couvre les principales étapes de la carrière artistique de Tomaso Binga, met en lumière des trajectoires de l’histoire de l’art italien qui ne reçoivent que maintenant l’attention qu’elles méritent. En présentant l’œuvre de Binga, l’exposition témoigne de la ferveur de la recherche verbo-visuelle et des questions qui ont éveillé la conscience féminine et investi le champ artistique italien dans les années 1970 et 1980. Nous découvrons ainsi la vivacité de l’œuvre de Binga, capable, encore aujourd’hui, d’interpeller et de questionner le spectateur.
Tournée vers l’avenir, Tomaso Binga a lancé il y a quelques années un nouveau projet, la « Transhumance créative », qui consiste à présenter le travail d’une jeune artiste durant ses expositions personnelles, dans un acte symbolique de sororité. À l’occasion de Corps et poésie, Bianca passe le relais à la jeune Paola Quilici.
1 In CASERO C., MAJORANA, V., PERNA, R. «Videointervista a Tomaso Binga» in n.18, [en ligne] http://www.arabeschi.it/videointervista-a-tomaso-binga/
2 Extrait de IO sOnO unA cArtA, Tomaso Binga, traduction Emilie Notéris in This is My Body, My Body Is Your Body, My Body Is The Body of the Wood, Lilou Vidal ed., Paraguay Press, 2020
3 BINGA, Tomaso in «Il mio nome maschile», in Tomaso Binga, il corpo della scrittura, DORFLES, Gillo et MAURIZI, Elverio (cat.exp. Macerata, Pinacoteca Civica, mars-avril 1981), Macerata, Coopedit Macerata, 1981, p.14
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Head image : Vues de l’exposition « Corps – poésie », 2023
La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec
Courtesy Archives Menna-Binga, galerie Tiziana Di Caro, Naples et galerie Frittelli arte contemporanea, Florence
© Aurélien Mole
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