25e Biennale d’art contemporain de Sélestat
25ème Biennale d’art contemporain de Sélestat, Rêvoirs
23 septembre – 5 novembre.
Commissariat : Élise Girardot
Créée en 1984, la Biennale de Sélestat n’a cessé d’associer à la ville des artistes contemporains de renommée internationale comme Daniel Buren, Agnès Varda, Edyth Dekyndt ou encore Benedetto Buffalino. Pour cette édition anniversaire, qui marque la 25ème occurrence de la biennale de Sélestat, le commissariat a été confié à Élise Girardot, qui avec un jury citoyen et selon des critères paritaires et intergénérationnels a sélectionné dix artistes à investir le paysage urbain. Leurs interventions ouvrent des fenêtres sur la ville et son histoire, mais agissent également comme des « rêvoirs » selon le terme rabelaisien du Tiers Livre, conduisant l’imagination dans un voyage vers d’autres ailleurs et une infinité de possibles fictifs. Cette oscillation entre le tangible et l’onirique sous-tend chacune des propositions artistiques. D’un côté une prise nécessaire dans le réel qu’offre Sélestat avec son bâti, son architecture, son patrimoine matériel ou immatériel. De l’autre, une réinvention constante de cette matière brute, comme si venait s’ajouter à la sédimentation historique de la ville, du Moyen-Âge à la Renaissance et jusqu’à la période d’occupation allemande, une ultime strate, celle de notre contemporanéité, troublée et incertaine. Certains artistes se saisissent des bâtiments qui surplombent la ville, comme Camille Beauplan qui propose une création inédite Le cycle des choses sur le Château d’eau, construit en 1906, emblème du quartier allemand façonné après l’annexion de l’Alsace à l’Allemagne en 1870. À la rigidité architecturale du château d’Eau et au poids du passé, l’artiste oppose une peinture horizontale, travaillée numériquement et imprimée sur tissu. Elle est fluide et ondoyante sous le vent qui vient en renforcer les effets de démultiplication du motif, travaillés numériquement. Un enfant tente de maintenir un château de sable face à la marée montante, son geste vain se retrouve superposé, répété à l’infini dans ce cycle des choses qui nous rappelle l’inlassable marche du temps et la nécessité de faire et de refaire face. Dans une autre partie de la ville, la Tour des Sorcières a inspiré Garance Alves par son passé carcéral médiéval. Porte d’entrée et rempart défensif, cette tour était aussi une prison pour les individus soupçonnés de sorcellerie. L’artiste personnifie le bâtiment par une longue tresse de draps blancs noués et suspendus aux meurtrières. Entre chevelure fantastique et accessoire de fuite, elle rend hommage aux femmes qui y ont été incarcérées bien des siècles avant, mais également à toutes celles qui souffrent encore des formes multiples de domination.
La différence des échelles entre les interventions n’empêche pas la résonance des messages, et à ces Échappées de Garance Alves répondent les vidéos de Pascal Lièvre. Au détour d’une rue, dans des vitrines, le nom de femmes sont écrits dans des aplats de paillettes noires. À partir d’une enquête sur les scènes féministes allemandes, suisses, autrichiennes et françaises, l’artiste fait un pas de côté dans l’espace genré que sont encore trop souvent les villes. À Sélestat en 2018, 94% des rues portaient des noms d’hommes, une majorité écrasante dans laquelle l’artiste tente de faire briller le nom des femmes.
La dispersion dans la ville renforce le dialogue entre les œuvres, en prenant le recul et la réflexion presque méditative qu’induisent marche et déambulation. Depuis la gare, l’une des premières œuvres des différents parcours possibles est celle de Mathias Tujague. Vents populaires, installation sonore interactive, diffuse au gré de l’orientation du vent le patrimoine musical de la région. Chaque direction spatiale donnée par la girouette correspond à des chants populaires, transmis de génération en génération, portés jusqu’à nous. Là ce mât offre une caisse de résonance au folklore musical régional, un peu plus loin, Shivay La Multiple s’intéresse à un autre type de folklore, celui visuel des blasons mais aussi celui oral ou narratif des récits mythologiques associés au fleuve, et notamment au Rhin qui irrigue toute la région. Sur la Tour de l’Horloge émergent de nouveaux récits visuels flottant sur étendards, par un entremêlement esthétiquement fantasque entre l’iconographie alsacienne et les signes visuels propres à l’ère numérique que sont les emoji. L’eau en mouvement, vecteur des imaginaires, vient aussi se déposer sur les berges par des strates de matière, et les dessins à l’argile de Clément Richem sont un écho à ce va et vient historique. Les représentations qu’il a choisi de figer dans l’argile nous ramènent à des temps ancestraux : motifs de fouilles, excavation, fossilisation… Dans des petits écrins permis spontanément par l’architecture et ses interstices, ses dessins transforment l’expérience de la Biennale en une sorte de chasse au trésor, sur les traces de ces fragments mémoriels du passage du temps.
La présence subtile de ces tablettes accroche le regard, tout comme les gants d’Estelle
Chrétien qui poussent dans l’espace vert faisant face à la Bibliothèque Humaniste. Ces petites mains en terre cuite pourraient s’être échappées d’un conte pour enfant. Perchées sur des bambous, passant presque inaperçues elles rendent hommage au travail parfois invisible des agents municipaux et notamment les jardiniers, s’inscrivant dans une longue tradition de représentation des métiers dans la ville, sous l’influence des corporations de compagnons. Dans une impasse ou sur la Tour Neuve, on pourra en effet voir des bas-reliefs anciens retraçant une partie de la vie économique locale, du meunier au boulanger.
Ainsi élevés, les gants d’Estelle Chrétien portent en eux la réflexion contemporaine sur la croissance humaine, une expansion matérielle qui se retrouve dans le paysage mental d’Hugo Bel. Devant l’Arsenal Sainte-Barbe, ancien lieu de stockage de blé, houblon, puis de munition, se dresse une superposition de colombins en plâtre. Cette forme noire et massive, presque organique, semble pousser de l’intérieur du cadre d’un lit qui la contient difficilement. Est-ce la matière de nos rêves ou de nos cauchemars qui nous débordent ?
À mi-chemin entre passé et présent, la Biennale se fait aussi porteuse de vision d’avenir, que ce soit avec les photographies d’Halida Boughriet qui laissent toute la place à l’enfance dans des mises en scène rejouées selon des œuvres d’art iconiques comme La Ronde de Nuit de Rembrandt ou encore la Danse des Paysans de Pieter Bruegel. L’artiste revisite les codes de la peinture classique : le décor bourgeois est perturbé par des éléments de la vie quotidienne, ballon de foot, journaux, raquettes de ping-pong, et les personnages picturaux sont remplacés par des enfants et des adolescents issus de la diaspora aux regards tantôt circonspects, tantôt optimistes.
Enfin, dans la continuité de ces enjeux de représentation, et d’identités mixtes et multiples, les Empathy Flags de Markus Hansen viennent conclure le parcours sur les remparts Vauban de la ville. À rebours de la conception de l’État-nation, qui serait mû par une identité fixe et éternelle, dont les drapeaux incarnent la vision réductrice, l’artiste compose des drapeaux d’alliance, des fondus de couleurs et de formes qu’il emprunte à douze pays. Leurs couleurs mélangées, dégradées font flotter au vent la nécessité des complicités et des ententes collectives.
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Head image : Markus Hansen, Empathy flags, six drapeaux. Courtesy de l’artiste © Ville de Sélestat
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
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