Charly Bechaimont au festival Attention Deficit Disorder
Charly Bechaimont, « No animals were harmed, part 3 »,
Festival Attention Deficit Disorder, 16 novembre
Centre d’art Contemporain Zoo, Nantes
Si les artistes ont parfois été comparé-es à des alchimistes, ce qui n’est pas sans poser problème puisque le glissement vers le soupçon d’imposture est quasi immédiat, il est bien probable que Charly Bechaimont soit en mesure d’apporter une réponse remarquable: en inversant le processus, c’est-à-dire en travaillant plutôt à la transformation de l’or en plomb. En y travaillant très précisément d’ailleurs, parce qu’il n’est pas si évident de faire redescendre l’art des hautes sphères où il est censé se situer jusqu’au fond des yeux et du cœur des spectateurices que nous sommes, nous qui avons déjà vu tant d’œuvres subversives exposées dans des conditions qui désamorcent leur portée et réduisent leur message à de l’ornement. Faire en sorte que l’art redevienne un moyen de prendre position et de faire réagir n’est vraiment pas facile.
Mais il faut dire que Charly Bechaimont a le sens des retournements de situation. Le premier travail que j’ai vu de lui, alors qu’il était étudiant, consistait à filmer des policiers pendant qu’il leur demandait leur identité. Un geste fou pour rétablir une symétrie. D’où lui vient cette hardiesse ? Peut-être du fait qu’il a un pied dans l’art et un pied ailleurs, et même plusieurs pieds à divers endroits : il appartient à plusieurs communautés, artistique, gitane, homosexuelle, plus d’autres que j’ignore, qui coïncident peu, à part avec lui. Pour revenir au plomb, l’une de ces communautés l’a très tôt familiarisée avec le potentiel de la ferraille. Il raconte qu’enfant il accompagnait son père en ramasser pour la revendre au poids. Ainsi, au quotidien, le plomb devenait de l’or. Parmi ses premiers œuvres, 25 balles, 2019, une série de vingt-cinq photographies, donnent méticuleusement à voir des balles de policiers, en plomb donc, trouvées au sol dans un champ de tir. Un peu plus tard, dans Les mains cassées, 2022, ce métal réapparaît, fondu à travers des gants qui sont juste posés au sol, tel un ensemble d’indice qui nous serait destiné. L’œuvre devient la métaphore d’un travail toxique qui abime violemment les chairs. L’or chute dans l’échelle des valeurs et le corps usé, blessé, meurtri par des conditions de vie plus que difficiles, économiquement, socialement, politiquement, est replacé au centre de l’attention. Au cours d’une performance intitulée IMG 97_33 de 2022, l’artiste, nu, vulnérable, sur un terrain vague d’une ancienne usine « mis à la disposition » des gens du voyage, se lave avec de l’huile de vidange puis se rince à la bière. Cette scène, qui nous semble surréaliste (mais l’est-elle complètement ?), amplifie sous nos yeux le contact de la peau avec des liquides qui ne devraient pas la toucher mais pourtant la touchent. Là encore la chair malmenée est le sujet. Récemment, il a initié une série de performances dont celle du festival Attention Deficit Disorder est le troisième volet,où le métal est de retour, toujours aussi agressif. Cette fois-ci sous la forme d’agrafes à se planter dans le corps. Dans sa première partie réalisée à l’invitation de Mark Geffriaud dans l’exposition Tes mais à la galerie GB Agency en mai 2023, Charly, torse nu, fait lire à des acolytes des annonces de chats perdus collectées dans la rue qu’iels lui agrafent successivement sur la poitrine, le ventre, le dos, les bras, geste qui émet un petit clac mécanique insupportable. La mignonesse des animaux en photo sur les annonces, dont on espère, ému-es comme des enfants, que leurs propriétaires les retrouveront (à moins que les chats ne soient plus heureux en liberté ?!) contraste avec la sensation du métal industriel non stérilisé dans la peau. La deuxième partie a eu lieu à la Cité internationale des arts dans le Marais, en juin 2023, durant une résidence post-diplôme, où cette fois-ci c’était une phrase entière, « What Would Foucault Say? », qui était agrafée sur son corps, très exactement sur ses fesses, évocation lointaine selon moi, du « m… pour celui qui le regarde ! » inscrite en travers du tableau Chapeau de paille de Francis Picabia, le point d’interrogation s’étant substitué au point d’exclamation, la sang de la chair meurtrie en plus; il faudrait aussi bien sûr restituer l’action par rapport à la philosophie de Foucault… Quant à la troisième partie, elle opère, pourrait-on dire, une synthèse entre les termes de la trilogie écriture/animal/corps, avec une pensée plus distanciée par rapport à la blessure. Car pourquoi s’infliger cela ? « Pour l’instant je n’ai rien trouvé de mieux pour que l’art continue à nous faire réagir et ne soit pas récupérable », me confie Charly au cours d’une discussion. Ce faisant, il renoue avec un type de performance appartenant à un courant historique bien spécifique, en premier lieu, évidemment, les œuvres de Chris Burden qui, outre s’être fait tirer dans l’épaule à la carabine par un ami dans une galerie de Santa Ana (Shoot, 1971), s’était crucifié sur le toit d’une voiture avant d’effectuer un petit tour de quartier à Los Angeles (Trans-fixed, 1974), on imagine les réactions des passant-es. Dans la continuité, on peut penser à Fabrice Gygi et, en autre, sa performance Immer Aufrecht (Always Upright), de 1995. L’artiste se déplaçait d’un bout à l’autre d’une salle, avec deux câbles parallèles tendus lui traversant les lobes d’oreilles, reliés d’un côté à deux mégaphones attachés dans son dos, de l’autre à une radio, le tout branché sur le secteur, 230 volt. Cette œuvre évoque un corps qui prendrait sur lui toute la monstruosité du monde, ici en une sorte de transhumanisme des pauvres, dont le spectacle nous fait immédiatement violence. Dans les performances de Charly Bechaimont, les éléments convoqués sont plus subtils et les dispositifs volontairement plus élémentaires, mais la stratégie est similaire. En marquant son propre corps, l’artiste marque durablement l’esprit du public.
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Head image : Les mains cassées, (gants, plomb) 2022, dimensions variable photo : Victor Gorini
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier, Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz,
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