Mohamed Bourouissa au Palais de Tokyo
Le Palais de Tokyo reçoit pour la seconde fois Mohamed Bourouissa, un artiste né en 1978 en Algérie et installé à Gennevilliers. Conçue comme un concept album, Signal se présente comme une exposition rétrospective-prospective et propose un parcours qui engage le corps dans une déambulation libre à travers une explosion de formes. Elle nous sensibilise à la méthode rhizomatique et polysémique de l’artiste, opposée à toute verticalité statique, qui vient de son intérêt pour la synesthésie, le chevauchement des sens, les possibles changements d’idée, le foisonnement des émotions et les afflux des sensations. On y découvre un imaginaire qui explore l’enfermement des corps et des pensées, les fantômes de l’histoire, la représentation des identités, la détermination et le contrôle des langages, les économies parallèles, l’aliénation et la résistance. Le parcours est pensé en rythme et en son, à travers des photographies, des dessins, des partitions de sons, des films, des sculptures, des musiques expérimentales et des aquarelles. C’est un bourgeonnement d’œuvres qui, à partir d’expériences intimes de l’artiste, revient sur des récits collectifs puisés aux racines de l’amertume (Seum, en arabe : poison, venin).
L’exposition débute par un visuel d’œuvres végétalisées qui nous plonge d’emblée dans l’univers symptomatique de l’artiste. Cette vaste installation, intitulée Giardini, débute par Brutal Family Roots, un ensemble de mimosas en pots sur roulettes, équipés de capteurs pour retranscrire les pulsions électriques de ces plantes et transformer leurs fréquences énergétiques actives en fréquence audibles et rythmées. Ces signaux, associés ici à la notion de racine hors-sol, pourraient témoigner à leur façon des microphénomènes d’une violence quotidienne. À proximité, un écran montre Nasser, l’oncle de l’artiste, lisant un procès-verbal avec difficulté, soulignant la violence symbolique du langage. Dans son prolongement, se trouve un jardin clôturé, une œuvre qui fait écho à son enfance passée à Bilda où fut construit le premier hôpital psychiatrique d’Algérie pendant la colonisation. Elle fait écho au thème développé actuellement par le Palais de Tokyo à travers l’exposition Cosa mentale, désaliéner les institutions. Au même endroit sont diffusées plusieurs vidéos, y compris celle de Mohamed Bourlem, un patient- jardinier rencontré dans cet l’hôpital. Elle évoque l’importance de savoir cultiver son propre jardin pour maîtriser ce qui nous vient du sol, rappelant l’importance que l’artiste accorde à toute forme de résilience active (Résilience Garden).
Dès ses débuts, Mohamed Bourouissa a cherché à dénoncer la déshumanisation que la violence opère à travers les représentations et les comportements, comme avec Shoplifters, des photos de voleur(euse)s pris(es) sur le vif, les exposant à l’humiliation. Mais également celles, plus insidieuses, sur la communauté magrébine, des représentations souvent fantasmées dans l’imaginaire collectif que l’artiste cherche à déconstruire en montrant leur universalité. Cela se traduit par des photos de familles posant calmement (Le dinosaure. Ma Mère) et par la mise en avant ostensible du corps féminin par les femmes arabes aujourd’hui (Alyssia).
Dans le même esprit, l’artiste montre la dépossession du corps lors des interventions policières, faisant un parallèle entre la palpation étatique et les palpitations des individus subissant une fouille. En témoigne des sculptures au corps réduit à son minimum (Pauline Deschamps. Pierrot). Ou encore GDLV (Généalogie De La Violence), un film conçu avec un système de caméra très perfectionné qui permet d’accompagner deux protagonistes jusqu’au moment de la fouille, pour pénétrer ensuite à l’intérieur même du corps de l’un d’eux et découvrir la réaction physiologique que ce dernier subit par une contrainte venue de l’extérieur.
Même si la solitude lui est nécessaire pour créer, il y a chez Mohamed Bourouissa une nécessité à faire partie d’une communauté artistique où le partage et le soutien mutuel sont valorisés. Le projet d’inviter pour cette exposition des artistes avec lesquels il entretient une proximité, tels que Neïla Czermak Ichti, Lila, Abdelmajid Mehdi, Ibrahim Meïté Sikely, Christelle Oyir, l’atteste. C’est encore plus probant avec la présence d’un dispositif comme Sahab museum, un musée virtuel conçu par le collectif Hawaf (Bord en arabe) formé entre Paris et Gaza. Ce projet incarne une vision de l’art qui transcende les frontières traditionnelles et cherche à créer une communauté inclusive et participative. Il présente une installation multimédia immersive, intitulée A place to be, où le visiteur peut, à travers une expérience interactive, concevoir sa propre exposition et produire un poster qu’il emportera avec un don. Ce musée, à contre-pied des institutions muséales connues, permet de réunir des artistes et de leur donner la visibilité dont ils sont privés pour des raisons politiques ou de contraintes diverses, tels les artistes gazaouis actuellement. C’est dans cet esprit que Mohamed Bourouissa a produit des œuvres impliquant des jeunes de banlieues pour donner une voix à des communautés souvent marginalisées en les incluant activement dans le processus artistique. (Séries Périphérique et Nous sommes les Halles ou au théâtre avec Quartier de femmes)
Plutôt que de rester confiné dans une sphère créative isolée, Mohamed Bourouissa cherche à intégrer son œuvre dans le tissu même de la société à travers une exploration de la culture urbaine et des dynamiques de groupes. Ainsi conçoit-il l’art comme un outil de connexion sociale et de transformation, où les frontières entre l’artiste, l’œuvre et le public deviennent poreuses. Animé par une logique du disparate, il s’efforce sans relâche de briser les barrières spatiales et mentales, qu’elles soient politiques, idéologiques, physique ou intellectuelles, ainsi que les cloisonnements entre les différents domaines d’expression, visant à abolir toute forme de compartimentation. Signal en est le résultat le plus éloquent.
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Head image : Vue d’exposition, Mohamed Bourouissa, SIGNAL, Palais de Tokyo, 16.02.2024 – 30.06.2024. Crédit photo Aurélien Mole. © ADAGP, Paris, 2024.
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