Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz
Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse.
Du 31 décembre 2023 au 27 mai 2024
Dans un moment de profond renouveau de la psychanalyse, grâce à des théoricien·nes qui la sortent d’une image encore entachée de normativité patriarcale(1), en même temps que s’effectue une revalorisation du courant structuraliste(2), une exposition sur Jacques Lacan, de surcroit sur son rapport à l’art, est plus que bienvenue. Quand on sait la grande attention que l’éminent psychanalyste portait à la manière dont les artistes travaillent, « l’artiste […] fraye la voie » comme il l’écrivait(3), étant lui-même très créatif dans l’invention des concepts et de leurs noms — il y a chez lui une plasticité de la langue presque au sens des arts plastiques — on a très envie de voir ce que cela donne en termes d’accrochage. Le programme est alléchant et la liste de artistes exposé·es, d’une grande amplitude chronologique puisqu’elle va du Caravage à aujourd’hui, ne l’est pas moins: il est en effet rare de pouvoir regarder ensemble des œuvres issues de contextes à priori si différents qu’un portrait d’infante par Diego Vélasquez et l’affiche de Génital Panic de VALIE EXPORT, ou de voir rassemblés des artistes d’univers si éloignés que Tracy Amin, Marcel Broodthaers, Nelly Maurel ou Martin Scorsese!
Dans ce sens, l’exposition amène à (re)découvrir des pièces, d’un point de vue enrichi par les citations de Lacan qui ponctuent les salles. Par exemple, les Portrait Partials de Carolee Schneemann (un ensemble de photos dé détails anatomiques) prennent une ampleur folle à côté de la citation tirée du livre XX de Encore sur les corps morcelés et l’affirmation selon laquelle « on ne peut jouir que d’une partie du corps de l’Autre ». Le tondo-badge géant d’Agnès Thurnauer « Louis Bourgeois » devient encore plus drôle (c’est le seul cas de masculinisation du nom d’une artiste dans cette série qui consiste au contraire à féminiser les prénoms d’artistes connus) grâce à sa mise en relation avec « le Nom-du-Père » tel que l’énonce Lacan : « C’est Dieu » mais « On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir ». Non loin de là, Film Freud, portrait de l’inventeur de la psychanalyse réalisé par Nina Childress pour l’affiche d’un film, marque un temps fort dans le parcours, tant il incarne une belle rencontre entre l’art et la psychanalyse. Sur fond d’un paysage montagneux qui se prolonge en un sol bleu et rose-orange fluo, Freud y est entouré de sa fille Anna, une fleur à la main, et de son chien, un chow-chow, dont le pelage roux, fou fou, est incroyablement peint, le voyage à Metz vaut le coup juste pour lui.
Ponctuellement, des évocations et rapprochements sont ainsi très réussis.
Globalement, par contre, le parcours proposé est plus attendu, avec un chapitrage basé sur des lieux communs de la psychanalyse, comme si les commissaires de l’exposition avaient craint que les visiteureuses ne soient perdu-es sans ces repères. Ainsi du phallus ou du stade du miroir, qui sont plus illustrés que déployés par les œuvres.L’espace consacré à L’Origine du monde, tableau que Lacan avait acquis, est très répétitif, réunissant au moins six remakes pas extrêmement variées de l’œuvre de Courbet (Agnès Thurnauer, Louise Bourgeois, Art&Langage, Victor Man…. la photo de la performance non autorisée de Deborah de Robertis qui montre son sexe devant l’œuvre au Musée d’Orsay aurait suffi), sans oublier le tableau d’André Masson réalisé pour masquer le Courbet dans la maison de Lacan, comme pour dire : voyez à quel point ce tableau est marquant ! À de nombreux endroits, l’accrochage procède ainsi, par insistance et accumulation d’œuvres réduites à des preuves, pour démontrer que les artistes et Lacan convergent en tout. Le chapitre autour de la « merde » est caricatural. Qu’apporte ici la Merda d’artista de Piero Manzoni ? On passe complètement à côté de la démarche de l’artiste et on revient à un poncif de la psychanalyse qui n‘invite pas à la repenser aujourd’hui. Plus intéressante dans ce partie de l’exposition est la sculpture de Marianne Berenhaut, de la série des Poupées poubelles, composée d’une vieille corbeille à linge cassée avec une excroissance boudineuse, faite d’un bas Nylon rempli d’objets mous et colorés. Là, on perçoit l’œuvre dans une multiplicité de sens. Autre problème : ce n’est qu’à la fin du parcours que sont abordées les questions de genre (en ressortant encore une fois le portrait quadruple de Michel Journiac travesti en son père et sa mère, une œuvre datée de 1972-84) ce qui donne l’impression d’un chapitre ajouté presque hâtivement, parce qu’aujourd’hui on ne peut pas en faire l’impasse. Mais ces questions ne sont clairement pas au cœur de l’exposition. Et encore, l’intitulé choisi pour ce chapitre, « mascarades », tiré certes d’un passage de Lacan, n’est pas des plus adroits s’il s’agit de parler de transidentités.
Est-ce prétentieux que de reprocher à l’exposition sa volonté didactique et son ambition de mettre Lacan et l’art à la portée de tout le monde, avec des œuvres connues et un parcours très balisé? Ou est-ce qu’au contraire, en reconduisant trop l’inconnu à du connu, en répondant aux questions par avance, on n’empêche pas le public d’avoir le plaisir de l’étonnement, de la curiosité et de la découverte des bizarreries qui nous habitent ? Surtout dans une exposition dont l’invité principal est censé être l’inconscient.
1 Par exemple, Fabrice Bourlez, Queer psychanalyse. Clinique mineure et déconstructions du genre, Paris, Hermann, 2018
2 Voir notamment le Séminaire Permanent d’Histoire et de Philosophie du Structuralisme de Patrice Maniglier et Jeanne Etelain : www.youtube.com/@patricemaniglier-seminaire6184
3 L’expression est citée par Bernard Marcadé (co-commisaire de l’exposition avec Marie-Laure Bernadac, associé-es à Paz Corona et Gérard Wajcman, psychanalystes), dans le catalogue.
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Head image : Latifa Echakhch, La dépossession, 2014
Toile de théâtre apprêtée, peinture, tube acier et sangles, dimensions variables, toile : 1000 x 1000 cm
Copyright : © Latifa Echakhch. Photo. Archives Mennour Courtesy the artist and Mennour, Paris
- Publié dans le numéro : 107
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- Du même auteur : Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier, Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Jérôme Zonder au Casino Luxembourg,
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