Petticoat Government
Pavillon belge, Biennale de Venise 2024
20 avril > 24 novembre 2024
Avec Denicolai & Provoost, Antoinette Jattiot, Nord, Speculoos
Et les Young Curators, les Young Storytellers, les communautés des géants et des géantes, Akerbeltz, Babette, Dame Nuje Patat, Edgar l’motard, Erasme, Julia, Mettekoe
Le 9 mars 2024 à midi, sept géant·es se dressent sur le lac gelé de Resia, à la frontière naturelle des Alpes. Derrière leurs corps immenses émerge la silhouette irréelle d’un clocher enserré par la glace ; seul vestige encore visible du village de Curon Venosta, submergé dans les années 1950, par la construction d’un barrage sous Mussolini. Sur cette scène encerclée par la brume, les sept géant·es dansent au rythme d’une fanfare minuscule installée à leurs pieds : on vient les présenter.
Non loin, sept personnes croisent et décroisent leurs bras autour d’un large drapeau qu’elles déplient dans une chorégraphie guidée par les motifs qu’on y a perforés. Bientôt, l’ensemble du tissu est déployé, d’un blanc immaculé qui mime la neige fraîchement tombée. Leurs quatorze mains l’étendent d’un même élan sur une table dressée au bord du lac, bientôt garnie de grands plats, de verres, de pain, que viennent picorer au moins trois cents autres petites mains.
Lorsque des passant·es s’arrêtent, s’interrogent sur cet étrange pique-nique, on leur répond :
- Nous représentons la Belgique à la Biennale de Venise cette année, et nous sommes en chemin vers notre Pavillon.
Revenons au mois d’avril 2023, lorsque paraît le résultat de l’appel à projet porté par le ministère de la Culture francophone pour représenter la Belgique à la 60e Biennale de Venise. Le processus de sélection passe par un dispositif de marché public, ce qui nous donne à penser d’emblée un rapprochement entre, d’une part, la manière dont un tel dispositif engage à porter attention au projet et à l’artiste comme un tout ; et, d’autre part, le choix d’un mode de travail horizontal porté par les artistes au sein du projet sélectionné.
« Petticoat Government » est une « œuvre chorale » (DP) marquée par la volonté de tisser des identités et des savoir-faire souvent extérieurs à la sphère artistique, avec des outils narratifs et des dispositifs nourris des pratiques artistiques et curatoriales des sept membres d’un collectif spécialement constitué pour le projet : le duo d’artistes Simona Denicolai & Ivo Provoost, l’autrice et commissaire Antoinette Jattiot, le duo d’architectes Nord (Pauline Fockedey et Valentin Bollaert) et Spec uloos (Pierre Huyghebaert et Sophie Boiron).
Son titre, « Gouvernement des jupons », fait référence au renversement des rapports de pouvoir au sein de la cour de Louis XV sous l’influence de Madame de Pompadour, favorite du roi. Une manière d’annoncer l’ambition portée par le projet : brouiller les frontières et les hiérarchies en place, l’autorité et les codes de l’institution en y répondant par la création d’un « scénario » qui s’étend absolument au-delà du cadre de l’exposition, à la fois dans l’espace et dans le temps. Scénario-voyage au sein duquel ce qui sera visible dans le Pavillon se déploie sous le signe de la halte, d’un calme provisoire, comme une parenthèse laissée au repos des personnages entre deux chapitres de l’histoire.
Les personnages en question sont au nombre de sept : Akerbeltz, Babette, Dame Nuje Patat, Edgar l’motard, Erasme, Julia, Mettekoe. Leurs histoires ont commencé avant la naissance du collectif Petticoat Government (PG), et elles continueront après. Ces personnages sont des géants et des géantes, des êtres de folklore, de frontières et de communautés, qui rejouent à leur échelle l’ouvrage et la fête à mener pour représenter un groupe social particulier – et c’est bien ce dont il s’agit à la Biennale de Venise aussi. Le collectif PG a sélectionné les sept géant·es avec le soutien et l’expertise du « géantologue » Tristan Sadones, précisément pour leurs capacités à porter des imaginaires et des identités extrêmement situées du point de vue social, historique, géographique, et souvent politique ; mais aussi pour leur capacité à incarner, à l’intérieur même de cette identité très contextualisée, une forme d’universalité.
Akerbeltz, par exemple, est une figure de la frontière, mi-homme, mi-animal. Il vient du village indépendantiste de Mutriku au Pays basque, où il est présenté lors d’événements publics, et en particulier dans le cadre de manifestations politiques. À Resia, au lieu des badges qui sont habituellement attachés à sa tunique, il porte des tétines de bébés comme des bagues à chacun de ses doigts. Edgar, autre exemple, est celui qui traverse, qui transgresse, inspiré d’un personnage réel, contrebandier qui transportait du tabac dans le double fond du réservoir de sa moto entre la France et la Belgique. Ce géant est porté depuis 2007 par un groupe de motards et de motardes de Steenvoorde (Flandre française) ; il est le premier prêt à se dresser sur la glace en ce 9 mars. Babette, enfin, est elle aussi inspirée d’une figure importante du quartier de Tourcoing, d’où elle vient. Elle est plus précisément inspirée d’une figure du syndicalisme et du mouvement ouvrier, incarnée par une couturière décédée il y a quelques années. Elle a été créée il y a seulement un an, modelée à plusieurs mains au sein des ateliers de la MJC, ses vêtements confectionnés par les couturières qui lui ont succédé. Elle fait sa première sortie officielle ce samedi-là, sur le lac gelé.
Il y eut des festivités organisées pour le départ de chaque géant·e au sein de sa communauté, chaque voyage est relaté par les gazettes locales dans des encarts conçus par le collectif PG. Le 7 mars, les sept géant·es partent de Bruxelles par un camion en direction de Resia. Le lendemain, plusieurs membres de chacune des communautés prennent part au convoi de l’équipe artistique. Au cours du trajet, on en entend certains parler de leurs géant·es comme d’ami·es absent·es, des compagnon·nes de route qui feraient le voyage de leur côté. Ils les appellent par leurs prénoms, s’amusent à imaginer ce qu’iels pourraient être en train de faire s’iels étaient déjà arrivé·es. De concert, mais chacun à leur façon, iels sèment le trouble dans la réalité où l’imaginaire fait effraction – ce qui révèle déjà le potentiel de narration du projet, l’apparition de récits qui semblent coconstruits, mais qui reviennent avant tout à ces communautés, à ce qu’elles ont projeté dans ces êtres conçus pour les représenter en grand. Comment donc s’emparer de tels récits pour les déployer, les déplacer, les réinvestir collectivement sans les vider de leur substance pour autant ?
Question entièrement prise en charge par le collectif PG, qui y répond en invitant un tiers dans l’équation. Ce faisant, il s’approprie complètement un élément propre à l’appel à projets auquel il répond, qui rendait obligatoire pour la première fois cette année l’intégration de jeunes curators encore en formation dans la construction de l’exposition et dans sa médiation au Pavillon belge à Venise. Petticoat Government confie ainsi à ces jeunes gens l’écriture des récits des géant·es et leur transmission orale auprès du public du pavillon.
La portée de ces récits opère aussi du point de vue de l’écrit, dans une dimension éditoriale singulièrement performée : juste après le pique-nique sur le lac gelé de Resia, les géant·es font une dernière halte à l’imprimerie de la Gazetta, à Padoue, où sont imprimés sous leur regard bienveillant de gigantesques journaux qui miment le quotidiano di grande formate (380 x 578 mm). Ces journaux, édités en quatre langues, sont disposés en libre accès au sein du pavillon, où l’on peut également imprimer sur demande le catalogue complet du projet, qui comprend, entre autres, plusieurs contributions scientifiques et les notices rédigées par les Young Curators et les Young Storytellers… Tout ceci au son de quelques tambours rémanents, diffusé ponctuellement dans l’espace, et toujours sous l’œil attentif des géant·es depuis leur poste en hauteur – l’espace au sol étant laissé aux pas que l’on souhaite y poser, à nos temps de lecture, de repos, d’arrêt.
On a la sensation que l’ensemble des dispositifs qui font le corps de l’exposition ne cessent de faire signe vers ce qui a existé hors des murs du pavillon, et qui continuera d’exister après, puisque deux nouveaux chapitres doivent se tenir au BPS22 à Charleroi, au printemps 2025, et au Frac Grand Large à Dunkerque, à l’automne 2025 (dates à confirmer). Il faudrait alors concevoir l’ensemble du scénario comme une seule et même performance, à échelle gigantesque, dont ces journaux constitueraient des objets témoins. Leur saisie, leur lecture par tout un chacun que l’on aperçoit manipuler ces immenses pages au sein du pavillon, en serait à chaque fois une activation nouvelle : un geste qui participe, à son échelle, au scénario comme une scène spontanée, mais toujours anticipée par celles et ceux qui ont pensé l’ensemble de l’histoire, qui l’ont toujours déjà racontée. Dès lors, seule l’infinie variation des réceptions collectives, personnelles, intimes de ces récits pourrait échapper à ce scénario, voire le dépasser. Et encore, ce dépassement ne serait-il pas son parfait prolongement, en tant qu’actualisation d’une puissance de propagation et d’interprétation des contes, puissance délibérément confiée au plus grand nombre ?
Ce qui se joue ici, à grand renfort de mises en abîmes, c’est cette ultime question : à quel point est-il possible de décloisonner l’endroit de l’œuvre et celui de la vie (par où s’infiltrent les présences qui entourent celles des géant·es, par où l’on convoque la liesse, les savoir-faire et les cultures populaires) ?
« C’est en effet au cœur de notre travail de postuler que tout est déjà là », disent les deux artistes Denicolai & Provoost, membres du collectif PG dans une interview. Est-ce à dire que pour « Petticoat Government », les sept artistes ont concentré leur intervention dans ce geste premier qui est de rassembler, en convoquant seulement des êtres et des objets qui étaient déjà-là, mais pas au même endroit ?
À commencer par le fait de se rassembler tous les sept pour constituer ce collectif, et, ensuite, déployer cette grande technicité avec laquelle ce dernier a constitué un entourage à cette œuvre, en passant, non seulement, par des collaborations multiples, mais, aussi, par des invitations : à partager la route des géant·es, leurs repas, leurs fêtes. Le geste des artistes se donne alors à penser d’abord, et peut-être surtout, comme un geste d’hospitalité. D’ailleurs, c’est certainement lors de l’étape à Resia, très précisément au moment où les sept membres du collectif déplient ensemble une nappe immense au son des tambours, sous le regard des humain·es et des géant·es, que l’on se dit : « Ce sont les hôtes de tout cela. »
Un geste qui renverse les hiérarchies et les codes institutionnels dans le processus de création d’une œuvre d’une ampleur pareille, mais qui, cependant, répond avec beaucoup de justesse au sujet convoqué pour cette 60e Biennale de Venise : Stranieri Ovunque – Foreigners Everywhere, si l’on se souvient que le mot hôte désigne « celui qui accueille et celui qui est accueilli, et c’est une immémoriale trouvaille, la civilisation même […] ».
Cette nappe, qui incarne très exactement l’acte de recevoir – le même mot désigne ici aussi l’acte d’offrir – nous indique malgré tout que le geste des artistes ne se limite pas à rassembler le déjà-là. L’objet est pensé, produit, pour convoquer chacun des espaces-temps du projet, et activé dans une performance qui réunit les corps des sept membres du collectif sur un axe horizontal défini par la hauteur de leurs mains et de leurs mouvements communs.
D’abord, c’est un drapeau hissé à Leuven (Belgique), le 9 décembre 2023, pour inaugurer le projet. Sa longueur correspond à la dimension maximale qui lui évite de frapper la façade de l’école voisine. À Venise, pendant tout le temps de l’exposition, ce sera un rideau, sa largeur correspondant à la dimension de la salle latérale du pavillon. Le tissu est ajouré, pointillé de diagonale en diagonale, dessinant des lignes qui servent de guide pour un pliage à sept personnes. Entre chacun de ces plis, apparaîtront au grand jour quelques traces de nourriture et de verres renversés, comme autant de fragments de la journée du 9 mars 2024. Par un vertigineux jeu d’échelles, depuis l’immensité d’un drapeau volant au vent, de cette table dressée sur un lac gelé, de la foule des personnes impliquées et invitées, des hôtes dans un sens et dans l’autre, cette nappe porte comme toute autre les menus événements du déjeuner : les moindres traces des moindres bouchées et des doigts de toutes les petites mains qui s’y sont attablés, le jour où les géant·es se sont pour la première fois rencontré·es.
1 En Belgique, le Pavillon national est porté alternativement par la communauté flamande (Pavillon de Francis Alÿs en 2022) et par la Fédération Wallonie-Bruxelles (« Petticoat Government » cette année)
2 En 2024 a lieu la troisième édition du Young Curators Programme (YCP), un programme de bourses conçu pour offrir des opportunités à de jeunes curateurs et curatrices de Belgique et travaillant sur le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Flandre. S’y ajoute la présence des Young Storytellers, cette fois des jeunes artistes encore en formation dans des écoles situées en Belgique francophone et dans le Nord de la France.
3 Le dossier de presse confirme à ce jour les contributions de chercheurs et chercheuses en sociologie et anthropologie, et de critiques d’art comme Alexis Zimmer, Silvia Mesturini, Stephen Wright, Elisabeth Lebailly et Maximilien Atangana.
4 Performances des fanfares Salamba et Philharmonix à Resia, le 9 mars 2024.
5 Pascale Viscardy, « Are we in the show? », interview, Flux Magazine, 2021
6 Barbara Cassin, La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi ?, Paris, Autrement, 2013
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Head image : Pique nique au Lago di Resia, Petticoat Government, Pavillon Belge pour le pavillon belge à la 60° exposition d’art de la Biennale di Venizia 2024. Courtesy Petticoat Government (Avec Denicolai & Provoost, Antoinette Jattiot, Nord, Speculoos). Photo : Lola Pertsowsky
- Publié dans le numéro : 108
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- Du même auteur : Xavier Veilhan au Frac Pays de la Loire , Caroline Mesquita à la Hab Galerie, Nantes, La grotte de l’amitié à la Maréchalerie, ÉNSA Versailles, Marion Verboom à la Galerie Lelong « Da Coda », Design Sediments à Huidenclub, Rotterdam,
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