Review New-York
New York. Mai 2011.
Mon parcours artistique au sein de New York, cette ville insomniaque, à l’épiderme de verre et de lumière, affirmant une architecture réflexive, m’impose, du fait de l’importante actualité des expositions, de définir un itinéraire raisonné parmi le foisonnement des visites opérées. Ainsi au-delà des incontournables références, telle la Gagosian gallery, dont l’exposition L’Amour Fou, met l’accent sur les liens unissant Pablo Picasso à Marie-Thérèse Walter, le MET, qui offre au sculpteur Richard Serra, une rétrospective de ses dessins préparatoires, ou encore la galerie Sundaram Tagore, qui avec Reflections rend hommage à Suzan Weil, poursuivant ses expérimentations sur la fragmentation et le mixed-media, débutées avec le Black Mountain College et son mari, Robert Rauschenberg, je me suis attachée à retranscrire, parmi la pléthore des expositions visitées, un parcours éclectique, sur le plan formel autant que sémantique.
Je me dirige tout d’abord vers le New Museum of Contemporary Art, qui arbore un nouvel écrin, fruit du travail des architectes japonais Sejima et Nishizawa. Sous sa tour de cubes empilés, couverts de zinc étincelant, une rétrospective éblouissante de l’artiste Georges Condo se déploie sur deux niveaux. Mental States présente ce que Condo appelle la « survie conceptuelle » des trente dernières années. Divisée en quatre sections, chacune examinant un thème particulier ou un genre central dans son travail, l’exposition révèle la vision tragi-comique de l’artiste. Ainsi, au-delà des variations de son langage artistique ou de ses stratégies, les peintures et les sculptures de Condo abordent dans une approche singulière -dystopique, humoristique, empathique, et critique- notre époque post-humaniste.
Dès l’entrée de l’exposition, face à nous, s’élève frontalement un « salon-style », un mur portant une quantité abondante de toiles peintes, aux couleurs vives. Cet accrochage original et déroutant mime celui réalisé à la galerie Bruno Bischofberger à Zurich en 1985. Puisant son inspiration dans la tradition picturale, hantée de compositions aux figures uniques, Georges Condo multiplie les citations en réinterprétant les œuvres d’artistes majeurs, tel que Rembrandt, Vélasquez, Picasso ou Dali. Pour Condo, regarder vers le passé constitue sa manière de se créer une généalogie de prédécesseurs sur laquelle construire son œuvre contemporaine, unique et personnelle.
Dans ce face à face, le peintre américain nous confronte à notre nature contradictoire, en laissant émerger l’horreur et la monstruosité de portraits pourtant construits dans la pure tradition picturale tant classique que moderne. L’esprit chimérique du peintre convoque le pouvoir imaginatif du spectateur afin qu’il sonde la réalité mise en oeuvre par l’artiste, miroir de l’absurdité de notre monde, artificiel en définitive. Ces toiles et sculptures suscitent dans un élan simultané, désir et répulsion, puisque les conflits mentaux exprimés ici par ces personnages de « cartoons » des années 50 et 60, à la frontière entre beauté et grotesque, figuration et abstraction, réalité et fiction, coïncident symboliquement avec nos désordres journaliers.
Je quitte à présent Lower East Side pour prendre la direction de l’Art District Gallery, un ancien quartier industriel, devenu la Mecque de l’art, puisqu’il regorge de galeries, environ 350, réunies dans des anciens entrepôts près de l’Hudson.
Après avoir descendu la High Line, ancienne voie ferrée aérienne, je m’enfonce donc dans les rues de Chelsea, pour apprécier l’abondance des expositions d’artistes reconnus, mais surtout le travail de jeunes talents, présenté en primeur dans ces lieux, ayant pignon sur rue. J’ai en effet privilégié l’originalité d’une scénographie, qui offre au regard un éclairage singulier sur l’œuvre d’artistes familiers du marché de l’art et la découverte de créations d’artistes émergents.
Tout d’abord, dès la 21st street, j’entre dans la galerie Tanya Bonakdar qui présente People une exposition monographique majeure du travail de Gillian Wearing. Dans l’espace principal, au rez-de-chaussée, Snapshot, une monumentale installation de sept vidéos, chacune dans un cadre de couleur différente, rend hommage à l’évolution de l’image photographique immobile par la réalisation d’images-mouvement. Sept portraits de femmes, à différents âges de la vie, de l’enfance à la vieillesse, se succèdent sur le mur, matérialisent le temps qui passe et ponctuent l’ère du 20ème siècle. Un lien narratif imaginaire se tisse entre chaque vidéo, à partir des mémoires de chacune, pour composer une identité féminine, individuelle et universelle. Cette installation trace l’évolution du portrait dans l’histoire de la photographie, à partir d’images d’archives mais intégrées dans des images animées.
A l’étage, Wearing expose trois imposantes photographies couleur, sur chacune d’elles un autoportrait de l’artiste rejouant une figure majeure de l’histoire de l’art récente: Diane Arbus, Robert Mapplethorpe, et Andy Warhol. Fortement influencée par la pratique de ces artistes, Gillian Wearing, revêt costumes et prothèses pour mieux s’identifier à ces personnages mythiques de l’art et mettre en évidence l’ambiguïté de la perception.
Telle une offrande à ces trois icônes, People, la plus récente photographie de Wearing, inspirée par les natures mortes hollandaises du 17ème siècle, représente un agencement élégant et complexe de fleurs en soie dans un petit vase. Après avoir reçu l’explosion de couleurs criardes et irréelles, propres aux fleurs artificielles, nous les considérons comme la métaphore du temps suspendu. Ce bouquet, épargné par le dépérissement des organismes vivants, jamais ne fanera ni ne mourra. Tout en se référant au passé, ce cliché manifeste de l’artificialité non feinte, de sa propre construction, et d’une confusion sur la représentation de la réalité.
J’arpente maintenant la 22nd street, en direction de la galerie Jim Kempner pour découvrir l’exposition de Paul Shore et Nicole Root, Licked sucked stacked stuck, a confectionery history of contemporary sculpture. Ce duo confectionne, à partir de sucreries, des citations miniatures d’œuvres magistrales de l’art contemporain des années 60. Cette démarche artistique, à tendance régressive, aborde avec humour et suavité, l’histoire de l’art et l’impact mnémonique de ces références historiques. En rien blasphématoire, ce projet sucré et éphémère, composé des photographies de ces sculptures-vanités, confirme l’ancrage de toutes ces œuvres dans notre mémoire collective et individuelle. Ces gourmandises, en nous mettant l’eau à la bouche sans risquer le mal de dent, convoquent les figures marquantes du Land Art (la Spiral Jetty de Robert Smithson, Richard Long ou Christo), de l’art minimal (Donald Judd ou Robert Morris), de l’art conceptuel (Joseph Kosuth) ou encore Louise Bourgeois, Dan Flavin, Gordon Matta-Clarck et Richard Serra…
Un peu plus loin, la galerie Claire Oliver, installée dans la 26th street, expose la dernière production d’une jeune artiste, Stéphanie Lempert. Reconstructed Reliquaires confirme l’intérêt de la créatrice pour la communication et la narration, à travers la réalisation d’objets du quotidien à l’échelle 1, matérialisés par des phrases manuscrites. La lecture de ces inscriptions relate des souvenirs liés à l’usage de chaque objet, visible en 3D dans la galerie. Le double statut de l’écriture, à la fois matériel, pour former un volume, qui se compose sous nos yeux, et immatériel pour développer une fiction imaginaire, qui se réalise dans notre esprit, empêche l’appréciation simultanée de cette scupture-écriture. Au fur et à mesure de notre lecture, la trame romanesque, constituée des souvenirs d’enfance de l’artiste, se structure et anéantit dans le même temps la représentation de l’objet, pour ne laisser que son squelette en lettres blanches. L’espace de la salle d’exposition accueille donc le visible et l’invisible, l’objet dans l’espace et le sujet dans l’histoire, le signifié et le signifiant.
Dans la même rue, la galerie Lelong accueille avec Anonymous, les récentes réalisations de Jaume Plensa. L’ensemble des murs de l’espace principal de la galerie est tapissé, sur deux niveaux, de 40 photographies de visages anonymes, imprimées sur un papier japonais très fin, et portant un mot inscrit en majuscule, EVER, LOVE, WAR, ART, HELL…Chaque image semblerait évoquer le portrait scientifique d’un Bertillon, composant une identité anonyme, si elle n’était dotée d’une valeur artistique ajoutée. L’artiste intervient en effet en recouvrant chaque cliché d’une fine pellicule d’acrylique ce qui rigidifie et apporte de la brillance au support, tout en offrant une impression de flottement des visages sur la cimaise, puis, armé de peintures noires, Jaume Plensa a effectué des coulures verticales, dans un geste recouvrant en partie ces portraits. Chaque visage incarnant une race, un pays et une identité, figé dans une prise de vue, se base sur une photographie anthropologique de la fin du 19ème siècle destinée à établir une classification objective de chaque population, et manifeste d’une individualité, contrariée dans le même temps par les mots, tatoués sur leur visage, qui évoquent des valeurs et des concepts universels. De l’Individu à l’Univers, il n’existe ici aucune frontière, puisque même la matérialité du papier se dissout pour augurer une transparence résineuse, apportant un aspect fantomatique à ces individus inconnus.
La petite salle de la galerie accueille Echo, une monumentale tête sculptée par l’artiste, constituée de plusieurs morceaux superposés. Par son impression d’éternité, chère à Brancusi et sa Colonne sans fin, que Jaume Plensa affectionne tout particulièrement, cette œuvre évoque sa sculpture publique éponyme, de plus de 13 mètres de hauteur qui s’élève dans le Madison Square Park, face au Flatiron Building. Les yeux fermés, cette jeune fille stoïque, insuffle une retenue de l’instant présent, par sa paisible indifférence face à l’agitation de la foule des New Yorkais, toujours occupés.
Sur plus de huit blocs j’arpente les trottoirs new yorkais, où les galeries se jouxtent pour proposer des expositions aussi variées qu’enthousiasmantes.
C’est avec un appétit curieux que je poursuis ma visite urbaine et artistique en empruntant la 29th street pour apprécier, à la Peter Blum Gallery, le travail photographique de Chris Marker. Adepte du noir et blanc, l’artiste photographe et réalisateur français présente ici avec Passengers, deux cents images aux couleurs vives, prises sur le vif dans le métro parisien entre 2008 et 2010, et dégageant une présence presque surnaturelle. « Les gens créent des murs invisibles et des frontières afin de faire face à la vie urbaine moderne ». Marker enregistre furtivement leur beauté, la rêverie, l’anxiété ainsi que la méfiance avec une ardeur sympathique teintée de voyeurisme. Cette série, digne d’un documentaire, dévoile les instants du quotidien capturés avec sensibilité et offrant aux new-yorkais un reflet étonnamment onirique du Paris de tous les jours, celui des métros et RER bondés, si loin des clichés.
Chaque image est montée sans cadre sur un support métallique, accroché à quelques centimètres du mur, ce qui les apparente moins à une œuvre d’art qu’à une image publicitaire ou à une carte d’information, telles que l’on pourrait les voir à côté de quelque chose de plus substantiel dans un musée ou une institution. La durée de notre contemplation révèle progressivement la complexité de chaque image, le plus souvent une sorte de dédoublement ou de rime s’instaure avec d’autres passagers à leur insu, ou avec de la publicité, support d’images de corps et de visages, puis le cadrage et le recadrage répétitif souligne la réalité visuelle du métro en mouvement.
Blasés, fatigués, rompus aux transports en commun, mais aussi surpris, rêveurs ou amoureux, ces nouveaux héros de l’ère 2.0., captés à l’improviste d’un voyage ordinaire, démystifient l’aura du concept de modèle. En rupture avec la pose des muses, Chris Marker interroge la possibilité d’inventer aujourd’hui une icône moderne, saisie dans une posture d’attente, banale et quotidienne, incarnée par un ordinaire usager du métro. Comme le prédit si bien le photographe : « La photo, c’est la chasse. C’est l’instinct de chasse sans l’envie de tuer. C’est la chasse des anges… On traque, on vise, on tire et clac ! Au lieu d’un mort, on fait un éternel. »
Sur le même trottoir je clos ma déambulation artistique en entrant au n° 528 pour considérer avec un vif intérêt la proposition de la Sean Kelly Gallery : exposer la sélection opérée par 50 américains issus de 50 états des Etats-Unis, parmi 2000 œuvres de Robert Mapplethorpe. Ce projet révèle à travers l’exposition monographique de ce photographe notoire, un portrait de l’Amérique du 21ème siècle. Sorte d’étude socio-artistique, puisque chaque Américain justifie son affinité avec le cliché choisi, dans un texte, accompagné d’une fiche d’identité le concernant, composé de sa photographie, de son origine géographique, et accroché sous chacune des 50 œuvres. Ce récit autobiographique révèle une partie de l’intimité de chaque participant, en dévoilant une histoire personnelle, suscitée par l’image photographique sélectionnée. « 50 Americans », élaborée par cinquante commissaires, à partir du travail d’un artiste, nous révèle par conséquent 51 portraits: celui de Mapplethorpe et ceux de cinquante américains ordinaires.
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- Du même auteur : Jeff Guess à La Criée,
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