r e v i e w s

Echos der Bruderländer à HKW, Berlin

by Guillaume Lasserre

Echos der Bruderländer, commissariat : Paz Guevara, Marie-Hélène Pereira, 
HKW – Haus der Kulturen der Welt, Berlin, du 2 mars au 20 mai 2024.

À Berlin, la Haus der Kulturen der Welt (HKW) s’intéresse à un aspect méconnu de l’histoire allemande : les mouvements d’échange et de migration de la République démocratique d’Allemagne (RDA) avec les Bruderländer, les « pays frères » – le terme étant ici repris de manière critique –, à la faveur d’accords bilatéraux. Fruit d’un travail de recherche de trois ans, « Echos der Bruderländer » propose une relecture rigoureuse des échanges historiques entre la RDA et les pays socialistes alliés à travers une perspective contemporaine. L’exposition explore les implications esthétiques, sociales et politiques d’une époque du point de vue de ceux qui ont été directement affectés par la politique du travail de l’État est-allemand, mais aussi de la jeune génération à travers son héritage. Entre 1949, date de la création de la RDA, et 1990, date de la réunification de l’Allemagne, « l’État ouvrier et paysan » autoproclamé va accueillir des milliers de personnes originaires d’Algérie, du Chili, de Guinée-Bissau, d’Angola, du Ghana, du Viêt-Nam, de Syrie ou encore du Mozambique. Près de cinq-cent-mille travailleurs venus comblés les pénuries de main-d’œuvre, environ soixante-dix-mille étudiants issus de cent-vingt-cinq pays, et des réfugiés politiques, jeunes pour la plupart – entre dix-sept et vingt-cinq ans en moyenne –, vont venir en RDA avec leurs propres espoirs et craintes, pétris d’expectatives quant à leur avenir dans ce pays perçu comme plus développé. Mais derrière la « lutte des classes unifiée » et « l’internationalisme socialiste », la vie de ces migrants recouvre une autre réalité, de l’exploitation au travail aux logements exigus, de la surveillance à la restriction de certaines libertés comme l’interdiction de tomber enceinte ou d’avoir une relation amoureuse, des salaires retenus aux fausses promesses de leur gouvernement ou de la RDA, l’envers du décor se révèle souvent cruel, même s’il existe des exemples locaux, nationaux et internationaux de solidarité.

Dito Tembe, Madgermanes (2023), series of 8 reproductions of original oil paintings on canvas (detail), courtesy of the artist. Installation view of the exhibition Echoes of the Brother Countries. What is the Price of Memory and What is the Cost of Amnesia? Or: Visions and Illusions of Anti-Imperialist Solidarities, Haus der Kulturen der Welt (HKW), 2024. Photo: Hannes Wiedemann/HKW

Après la chute du Mur de Berlin et la dissolution de la RDA, la révocation des contrats des ouvriers et des bourses des étudiants condamne beaucoup d’entre eux à retourner dans leur pays d’origine, la plupart du temps contre leur gré. Ceux qui restent doivent affronter, en plus d’une recrudescence des actes racistes et xénophobes, une insécurité administrative et économique. « Pour comprendre la montée des tendances d’extrême droite et du racisme dans les territoires de l’ancienne RDA, ainsi que le racisme structurel dans l’Allemagne d’aujourd’hui dans son ensemble, il faudrait se lancer dans une analyse radicale de l’histoire de la RDA et de ses implications pour les germes d’aujourd’hui » explique le directeur de la HKW, Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, dans l’ouvrage qui accompagne et prolonge l’exposition.

« Echos der Bruderländer » s’intéresse à la façon dont ces histoires entrelacées continuent encore aujourd’hui de façonner les anciens « pays frères », en particulier la vie des personnes qui ont émigré suivant les conditions de ces accords bilatéraux. Ce faisant, elle leur redonne une visibilité là où le discours officiel et les manuels scolaires actaient leur effacement. Le projet tente de comprendre comment se reflètent ces histoires en Allemagne mais aussi dans les anciens pays socialistes avec la volonté de situer ces relations au sein d’une histoire mondiale de mouvements et d’échanges culturels.

Le langage muraliste est très présent en RDA. César Olhagaray (né en 1951 à Santiago de Chili, vit et travaille entre Dresde et Santiago de Chili) fait partie des près de deux mille réfugiés politiques accueillis par la RDA au lendemain du coup d’état de Pinochet au Chili le 11 septembre 1973. Membre de la brigade Ramona Parra de 1970 à 1973, un collectif d’artistes muralistes devenu très populaire au Chili en transformant les rues dans une esthétique colorée en soutien au programme de Salvador Allende, il arrive à Dresde en 1974 et entreprend des études à l’Académie des Beaux-Arts de la ville. Il réalisera par la suite quatre-vingt-dix peintures murales, dont une à Maputo, au Mozambique, à la faveur d’un échange culturel en 1983. Aucune œuvre originale d’Olhagaray datée de cette période n’a survécu. À l’extérieur du bâtiment, à gauche de l’entrée principale, l’artiste a néanmoins recréé « Solidarität », fresque réalisée en 1986 dans une maison des jeunes de Berlin-Est. Elle évoque les combats antifascistes, antiguerre et anti-ségrégation qui caractérisent le mouvement de solidarité internationale en RDA. 

Après avoir étudié les cultures textiles, l’artiste germano-ghanéenne Zohra Opoku (née en 1976 à Altbörden, Brandenburg, Allemagne, vit et travaille à Accra, Ghana) s’intéresse au collage et à la photographie. Née d’une mère allemande et d’un père ghanéen, elle explore, à travers ses singularités, sa relation au Ghana et à l’Afrique de l’Ouest et plus globalement sa condition diasporique. L’artiste revisite ici ses « autoportraits » (2015-16) en les présentant dans une série de huit drapeaux disposés le long du jardin Anna Seghers qui conduit à la HKW. Loin d’une simple représentation classique de soi, ils révèlent la question complexe de l’identité que l’artiste rattache à la terre plutôt qu’au pays. 

Après des études d’animation à l’Instituto Nacional de Cinema de Maputo et de piano à la Casa da Cultura do Alto Mae au Mozambique, Dito Tembe (né en 1960 à Maputo où il vit et travaille) se rend en RDA dans l’espoir d’un avenir meilleur, échappant à la guerre civile qui sévit dans son pays. Il part non pas en tant qu’artiste mais en tant que travailleur contractuel, vivant à Schwerin de 1985 à 1989. Durant ces quatre années, il continue sa pratique de la peinture pendant son temps libre, décrivant sa vie quotidienne dans ce nouveau pays mais aussi la nostalgie d’une vie laissée derrière lui. La série de dessins intitulée « Madgermanes » (2017) – littéralement « fabriqué en Allemagne » en tsonga, terme qui désigne les travailleurs mozambicains en RDA, plus de vingt mille entre 1979 et 1991 –, reprend de mémoire la fresque depuis détruite qu’il réalise en 1987 sur le mur du dortoir qu’il partage avec d’autres travailleurs mozambicains. Cette reconstruction de la fresque murale, trente ans après l’originale, donne un coup de projecteur sur les travailleurs migrants africains, les replaçant dans l’histoire de la RDA dont ils faisaient partie intégrante et qui les a effacés, réclamant notamment la compensation, après trente-trois années d’attente, des retenues sur salaire qu’ils ont subies, une situation du passé restée non résolue à ce jour. 

L’installation vidéo multicanal « Visual Voices in Disremembered Histories » (2024), commandée spécialement pour l’exposition à l’artiste allemande Verena Kyselka (née en 1957 à Erfurt où elle vit et travaille), rassemble plusieurs entretiens avec d’anciens travailleurs sous contrat, étudiants et autres témoins de l’époque venus en RDA depuis l’Angola, le Mozambique, Cuba, et le Viêt-Nam et qui sont restés, pour la majorité d’entre eux, en Allemagne après l’unification. Ce faisant, elle ouvre un espace de mémoire modelé par les savoirs post-migratoires. 

Christoph Wetzel, Das jüngste Gericht [The last judgement] (1987), oil on fibreboard, 165 x 250 cm, Museum Utopie und Alltag (Kunstarchiv Beeskow) © VG Bild-Kunst, Bonn 2024

Dans le tableau « Das Jüngste Gericht [Le jugement dernier] » (1987), l’artiste berlinois Christoph Wetzel change la perspective en représentant huit enfants originaires du Congo, du Chili, de l’Éthiopie, du Liban, de la Palestine, du Nicaragua et du Viêt-Nam, le regard déterminé, appuyés contre le siège d’un juge, tandis que les visiteurs se retrouvent en situation d’accusés. L’œuvre aborde les questions de la violence racialisée et de l’exploitation par le travail de ressortissants des « pays frères ». Elle provient des Archives d’art de Breeskow qui, forte d’une collection de vingt-trois mille objets conservés, résultant pour la plupart d’achats financés par le Fonds culturel de la RDA et exposés dans des bâtiments publics, constitue une source documentaire importante sur l’histoire culturelle de la RDA.

Les trois drapeaux d’Olu Oguibe, initialement réalisés pour « O Quilombismo », l’exposition inaugurale de la HKW l’an passé, sont de retour sur la terrasse de l’institution où ils sont visibles depuis le quartier gouvernemental tout proche. Références poétiques au drapeau panafricain, à celui des premières nations et au drapeau allemand par leurs couleurs noire, rouge, or et verte, le noir représentant le peuple, le vert la terre, le rouge le sang des peuples africains versé durant l’esclavage et la colonisation, et le jaune ou l’or la richesse volée. Les lettres DDR, pour « Decarbonize, Decolonize, Reparate (Rapatriate or Rehabilitate) » sont brodées sur les drapeaux et donnent son titre à l’ensemble.

D’Angela Ferreira, née à Maputo alors que le Mozambique était encore sous le régime colonial portugais, à Kiluanji Kia Henda, dont la pratique multidisciplinaire est fortement marquée par le fait de grandir dans un Angola post-indépendant déchiré par la guerre, les artistes exposés ici entretiennent tous un rapport à l’exil. Pourtant, dans l’imaginaire collectif, lorsqu’on parle de migration et de l’Allemagne de l’Est, on pense aux mouvements des personnes ayant quitté la RDA pour l’Ouest de l’Europe. Rares sont ceux qui connaissent la migration volontaire vers la RDA en provenance du Sud. « Quel est le prix de la mémoire et quel est le prix de l’amnésie ? » L’interrogation sert de sous-titre à l’exposition que des performances, une série d’ateliers, un programme pédagogique, des publications et même un podcast, prolongent en venant mettre en avant ces histoires intimes effacées de la grande histoire. « Nous ne voulons pas porter ces récits du seul point de vue de la HKW et de l’Allemagne » précisent Paz Guevara et Marie-Hélène Pereira, les commissaires de l’exposition. D’autres ateliers et projets de recherche sont menés à Cuba, en Algérie, en Angola et au Ghana. Ces nombreuses postures génèrent ainsi un espace commun de mémoire, de dialogue, et de réflexion sur les solidarités et contradictions transnationales. À l’intersection de la mémoire et de l’oubli, « Echos der Bruderländer » ressuscite l’histoire oubliée de migrants venus vivre, travailler et poursuivre leur rêve de l’autre côté du rideau de fer.

1 En RDA, les États membres du Pacte de Varsovie étaient appelés Sozialistische Bruderländer – États frères socialistes. Le Pacte de Varsovie était une alliance militaire entre l’Union soviétique, la RDA, la Bulgarie, la RSS, la Pologne, la Roumanie, la Hongrie et, jusqu’en 1968, l’Albanie. En tant que membres du Conseil d’assistance économique mutuelle, le Vietnam, Cuba et la Mozambique étaient également appelés Bruderländer. Voir à ce propos le site Bruderland. Migrants in the GDR :  https://bruderland.de/en/ 
2 En 1992, environ trois mille habitants de Rostock ont ​​applaudi lorsque les migrants ont été attaqués.

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Head image : Verena Kyselka, Stimmen von Künstler:innen [Voices of artists] (2023), film still showing Dito Tembe in Schwerin in 1986 © VG Bild-Kunst, Bonn 2024


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