Lauren Lee McCarthy au Lieu Unique
Lauren Lee McCarthy
« Que puis-je pour vous ? »
Commissaire : Thierry Fournier
Lieu Unique, Nantes
21/06 – 08/09/24
Dans un monde constamment plus connecté, l’artiste codeuse américaine Lauren Lee MacCarthy analyse depuis plus de 10 ans les nouvelles technologies et leur influence sur notre vie quotidienne. Elle questionne l’avènement d’une intelligence non-biologique, montrant comment celle-ci transforme notre façon de vivre, de travailler ou même d’interagir les un·es avec les autres.
Au Lieu Unique, l’exposition rétrospective « Que puis-je pour vous ? » présente neuf installations vidéos, parfois interactives, issues de performances réalisées par l’artiste. Lauren Lee MacCarthy, tel un avatar, se met en scène pour rejouer des situations du quotidien et invite les participant·es à s’impliquer activement pour mener une réflexion sur les répercussions éthiques, sociales voire environnementales de l’adoption massive des intelligences artificielles.
Que ce soit pour déverrouiller nos téléphones via la reconnaissance faciale, nous recommander des films avec les algorithmes ou régler un thermostat, les intelligences artificielles sont de toutes parts dans nos vies privées, tellement discrètes que nous en oublions qu’elles existent. Elles prennent en charge diverses tâches, analysent nos habitudes, puis s’adaptent pour supposément « résoudre nos problèmes » sous couvert d’un altruisme inoffensif. D’ailleurs, le titre de l’exposition n’est pas sans rappeler la question posée par les chatbots/robots conversationnels que nous utilisons, et semble soulever des interrogations sur la véritable nature bienveillante de ces technologies.
À l’instar des human computer qui effectuaient des calculs mathématiques selon des règles spécifiques avant l’invention de la calculatrice, Lauren Lee McCarthy fait apparaître l’humain là où les systèmes automatisés sont désormais omniprésents. Elle s’immisce ainsi dans le quotidien de familles (LAUREN) ou chez Mary Ann, une personne âgée et isolée (IA Suzie), afin d’incarner une assistante personnelle intelligente qui tantôt surveille tantôt veille sur les foyers pour répondre à leurs besoins 24h/24. Grâce à des microphones et des caméras, Lauren Lee MacCarthy interagit directement avec les habitant·es pour explorer la frontière floue entre l’assistance et l’intrusion, tout en soulevant des questions sur l’autonomie, la solitude mais aussi sur la façon dont la technologie peut instaurer une relation de pouvoir entre celui qui surveille et celui qui est surveillé.
Les systèmes d’IA, qui reposent sur l’utilisation de données, peuvent aller à l’encontre du respect des droits individuels. C’est le cas notamment des leakware, des applications mobiles comme TikTok qui recueillent massivement les données de leurs utilisateur·rices et les transmettent à des tiers sans un consentement avisé. Elles peuvent aussi enregistrer des données sensibles, inexactes voire même discriminatoires et s’en servir pour prendre des décisions sans intervention humaine. Le règlement européen sur la protection des données (RGPD) encadre mais n’interdit pas la prise de décisions automatisée. Ainsi, une décision de refus de crédit, par exemple, peut être entièrement basée sur l’utilisation d’un algorithme.
Dans sa performance Social Turkers, Lauren Lee MacCarthy utilise la plateforme de travail en ligne Amazon Mechanical Turk — qui vise à faire effectuer par des humains des tâches dématérialisées contre rémunération — pour sous-traiter en direct la façon dont elle doit interagir lors de ses rendez-vous avec des personnes contactées sur le site de rencontres OK Cupid. De cette manière, l’artiste détourne le fonctionnement du site pour donner aux travailleur·euses du clic, souvent invisibilisé·es, la possibilité d’une participation active à ce système de production contestable.
L’inclusion et l’accessibilité sont au cœur des préoccupations de l’artiste, elle est, entre autres, à l’initiative de p5.js, une plateforme éducative, open-source et communautaire qui vise à former les personnes éloignées des nouvelles technologies au code et à l’art, qui rassemble aujourd’hui plus de 10 millions d’utilisateur·rices. Son travail s’inscrit aussi dans une perspective féministe. Malgré quelques légères avancées, les femmes demeurent toujours minoritaires quand il s’agit d’accès aux nouvelles technologies, elles sont encore trop souvent cantonnées à la sphère privée, dans le rôle de mère mais aussi d’épouse, leur corps étant mis à disposition à des fins reproductives et/ou de travail domestique. Le constat est flagrant lorsqu’on pense à Siri, Alexa ou l’assistant(e) Google, qui utilisent par défaut des voix féminines robotisées, perçues comme « plus bienveillantes », et qui deviennent le reflet des préjugés sexistes profondément ancrés dans notre société. Dans Surrogate, Lauren Lee McCarthy endosse le rôle d’une mère porteuse pour offrir à des familles l’opportunité de suivre toutes les étapes de sa grossesse fictive. L’artiste devient finalement un médium pour engager un dialogue avec le public, elle soulève de ce fait des questions éthiques liées aux manipulations génétiques tout en montrant comment les nouvelles technologies et par extension la société tend à remettre en cause l’autonomie des femmes sur leur propre corps*.
*Le 24 juin 2022, la Cour suprême des Etats-Unis annule l’arrêt fédéral Roe vs Wade, qui garantissait depuis 1973 le droit d’avorter sur tout le territoire.
Head image : Lauren Lee MacCarthy © Maud Levasseur – Le Lieu Unique
- Publié dans le numéro : 109
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- Du même auteur : Tarek Lakhrissi à Nicoletti, Londres ︎, Josefin Arnell et Max Göran à Cell Project Space, Londres, Barcelona Gallery Week-end, Tabita Rezaire aux Abattoirs,
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