Pamela Rosenkranz
L’aléatoire nécessaire, d’Yves Klein à Pamela Rosenkranz
Après bien des siècles d’humanisme dérivé d’un anthropocentrisme tirant souvent carrément vers l’ethnocentrisme, des siècles jalonnés de christianisme, de cartésianisme, de rationalisme et de progressisme, une pensée contemporaine tente de rouvrir la blessure narcissique de l’homme (ouverte par Copernic, approfondie par Darwin et empirée par Freud) pour le remettre à sa place. Parmi ses tenants, des artistes qui, presque cinquante après la disparition d’Yves Klein, se frottent aux éléments et leur délèguent une partie du travail de production de l’œuvre ; des philosophes aussi, bien sûr, qui les inspirent, parfois.
« Il y a quelques mois, par exemple, je ressentis l’urgence d’enregistrer les signes du comportement atmosphérique en recevant sur une toile les traces instantanées des averses du printemps, des vents du sud et des éclairs. (Est-il besoin de préciser que cette dernière tentative se solda par une catastrophe ?) » ©, Le manifeste de l’hôtel Chelsea, 1961.
L’idée n’est certes pas si nouvelle, mais après tout, nous avons chassé la nouveauté de nos horizons depuis l’avènement de notre belle postmodernité. L’art a toujours été une collaboration avec la nature, est-il besoin de mentionner le sang ou le charbon pilé des peintures pariétales et autres matériaux que la nature a offerts en pâture au génie humain ? Lorsqu’elle expose du papier photosensible à l’air nocturne, Liz Deschenes laisse le beau rôle à la « lumière noire » de la nuit, capturant plus de temps que d’image dans ces photogrammes. De même, les cyanotypes de Jessica Warboys, ayant passé la nuit dehors, se parent d’un bleu profond, leurs motifs se détachant en blanc ou bleu plus clair, comme des ombres pâles revêtant ainsi quelque mystère. Non loin de rappeler par les traces irrégulières qui en ornent la toile, certaines Cosmogonies de Klein, justement, comme le Vent Paris-Nice (COS 10), de 1960 ou Le Vent du Voyage, (COS 27), ca. 1961, la marque des cerceaux d’Ouroboros O glorious (2010) évoque une carte des planètes tandis que le spectre des roseaux de Blue Parasol (2009) semble l’ombre portée du soleil, si elle pouvait exister.
Portées par le hasard du vent et des vagues, les Sea Paintings de Warboys sont d’immenses toiles poudrées de pigments puis plongées dans les flots qui impriment ainsi dans leur trame les dessins du sable mouvant. Ces nébuleuses picturales multicolores sont ensuite séchées, découpées et cousues en de grands panneaux agencés selon l’espace où ils sont exposés. Dévoilant ici et là une porte ou un angle de mur, elles jouent avec la théâtralité (« le théâtre moins le texte », comme dit Barthes1) des cimaises qui ponctuent nos white cubes, la redoublant avec une emphase pourtant nonchalante. Les panneaux de toiles ne sont pas fixés de manière uniforme et flottent par endroits, laissant apparaître aussi parfois, sur un ton moqueur, des parties de cimaise blanche, sans porte ni fenêtre à exhiber. Ocean Painting, Portmain (2010), présentée dans la bien-nommée exposition Les Vagues au Frac des Pays de la Loire l’an passé, est de celles-ci. Nous ne sommes pas loin, là non plus, des River Paintings de Davide Balula, qui agrègent dans leurs fils les sédiments présents dans la Seine, l’East River ou autres rivières des villes dans lesquelles il est invité à exposer. Le recadrage opéré sur la toile présente les traces les plus évidentes et les plus graphiques du séjour dans l’eau. Différence des procédés mais répétition des gestes ; le fleuve reste constant mais l’eau coule sans cesser, toujours renouvelée. L’artiste, armé de la patience du pêcheur, récolte le travail du temps et de la nature à l’œuvre avant de se le réapproprier. L’œuvre rejoint le champ de l’art a posteriori, une fois l’artiste ayant repris le contrôle sur l’aléatoire de sa « production ». Il s’agit d’opérer un choix, de revendiquer un point de vue tout en tenant cette position d’artiste / d’humain comme « fragment du monde »2, délaissant celle de démiurge qui, d’une certaine façon, « dénaturait »3 la nature animale de l’homme.
« Toutes les couleurs amènent des associations d’idées concrètes matérielles ou tangibles d’une manière psychologique, tandis que le bleu rappelle tout au plus la mer et le ciel. Ce qu’il y a après tout de plus abstrait dans la nature tangible et visible. » Yves Klein, L’architecture de l’air, Conférence de la Sorbonne, 1959.
Tout aussi abstraite mais paradoxalement hypertangible, la couleur de la peau est la première chose que l’humain dépourvu de miroir perçoit visuellement de lui. Une couleur qui, à l’instar de celle de la mer ou du ciel, est à la fois une et mutiple, absolument indéfinissable et extrêmement variable. Pamela Rosenkranz s’emploie à en reproduire les nuances d’après les couleurs standards des fonds de teint, qu’elle exploite ensuite pour réaliser de troublantes « anthropométries » contemporaines. Se référant ouvertement au corps-pinceau des modèles de Klein, la jeune zurichoise fait appliquer la couleur par des « assistants » sur des couvertures de survie, des plaques de plexiglas courbé. De ces corps-assistants, on ne saura rien de plus, car pour elle, la question du corps n’est pas le sujet. Il s’agit donc d’empreintes humaines, mais de corps gantés et habillés, protégés de la toxicité de la peinture qui n’impriment ainsi plus leur force mais leur fragilité. De la trace d’une présence chez Klein, on passe ici à la trace de son absence. Les couvertures de survie sont présentées encadrées sous verre, jouant de la superposition de ces deux surfaces réfléchissantes et accentuant par le miroitement l’ambiguïté de ce qui est donné à voir.
« C’est en se tenant assez longtemps à la surface irisée que nous comprendrons le prix de la profondeur. » Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, éd. José Corti, 1942, p. 16.
Semblables à des frottements, peut-être des traces de lutte, les empreintes n’évoquent rien de réjouissant. Express Nothing (2011) n’est pas le résultat d’une quelconque performance, les corps ne sont qu’un outil de production utilisé dans l’intimité de l’atelier. Pourtant, c’est comme s’il s’était passé quelque chose : nous sommes face à une trace qui ne dit pas sa provenance. Contrefaire des origines, faire mentir des slogans, sont les premiers aspects sous lesquels on découvre Firm Being (série en cours), de petites bouteilles d’eau posées au sol ou parfois sur socle dans les expositions de Rosenkranz. « Source de jeunesse », « inspirée par la nature », « untouched by man »4 s’inscrivent sur les contenants mais, à l’intérieur, c’est une matière colorée qui a pris la place du liquide vital : une déclinaison de ces couleurs de peau évoquées précédemment. Si l’on pense de prime abord aux promesses marketées de santé et beauté que revendiquent les eaux commercialisées, l’image d’une eau impure, nous rappelant les quelques huit cent millions de personnes privées d’eau potable, vient troubler notre univers healthy. C’est que « le droit à une eau potable, propre et de qualité » est un droit de l’homme tout récemment voté. Sous leurs jolis petits noms, Firm Being (Stay Neutral), Firm Being (Stay True) ou Firm Being (Fresh Ebony) dissimulent l’angoisse humaine de la surface, qui se doit d’être toujours impeccable.
Les objets mis en œuvre par Pamela Rosenkranz, bouteilles d’eau et couvertures de survie notamment, reflètent nos nécessités premières : hydratation et température ad hoc. Mais le simple constat biologique se mue rapidement en une inquiétude plus profonde devant ce matériel de secours. Quelle est la plus grande menace qui plane sur nous ? Conflit global, fuite radioactive, réchauffement climatique, attaque toxique ? La référence à l’échelle humaine, présente dans nombre de ses pièces (Stretch Nothing (2009), Express Nothing (2011), Avoid Contact (2011), As One (2010)…) fait curieusement défaut à la série des Firm Being, réduisant l’homme au centième de l’eau que contient son corps.5 « L’être humain est l’animal qui détient la capacité d’épuiser et de détruire la nature, aussi bien la biosphère que lui-même »6, le voici pourtant rétréci, petit être à l’identité fuyante (Rosenkranz crée ses mélanges de manière empirique, ce qui fait qu’aucune de ses peintures ni aucun de ses objets ne porte la même couleur qu’un autre) replié sur lui-même en position fœtale (Bow Human, 2009). La rupture ontologique fondamentale entre l’homme et les autres êtres de nature une fois gommée, l’homme n’est plus la mesure de toute chose, il est désormais un animal comme les autres.
« D’abord il n’y a rien, puis il y a un rien profond, ensuite il y a une profondeur bleue. » Yves Klein « Discours à la Commission du théâtre de Gelsenkirchen ». Dans Death of Yves Klein (2011), Pamela Rosenkranz diffuse un écran monochrome IKB passé au filtre du spectre numérique tandis que la bande son fait ses succéder des avertissments quant au maniement des subtances nocives que le peintre utilisait et qui ont probablement causé son décès. Et si « la terre est bleue comme une orange »7, « le soleil est nouveau chaque jour »8. Where are the curtains ?9
Pamela Rozenkranz à la Kunsthalle de Basel jusqu’au 28 juin 2011 (http://www.kunsthallebasel.ch/ausstellungen/aktuell/107)
1 Roland Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques, Seuil, Points, 1981 (1954), p. 41.
2 « L’homme est un fragment du monde », Stéphane Ferret dans un entretien avec Jean Birnbaum pour Le Monde des Livres, daté du vendredi 4 février, p. 7.
3 « La plupart des définitions traditionnelles reviennent à dire que l’homme possède quelque chose qui, en s’ajoutant à sa nature animale, la transforme essentiellement et, à la limite, la dénature. » Pierre Guénancia, « Doutes sur la différence entre l’homme et l’animal », in Philosophie animale, Différence, responsabilité et communauté, Paris, Vrin, 2010.
4 « Jamais touchée par l’homme. » Provenant d’un puits artésien, l’eau Fiji se targue dans sa communication de n’avoir jamais, jusqu’à ce qu’on la décapsule, été en contact avec l’atmosphère peu recommendable du XXIe siècle : « until you unscrew the cap, FIJI Water never meets the compromised air of the 21st century nor is it touched by another human being. »
5 Sachant qu’un adulte est constitué d’environ 45 litres d’eau et que les bouteilles utilisées pour Firm Being sont de 50cl.
6 Stéphane Ferret, Deepwater Horizon, Éthique de la nature et philosophie de la crise écologique, Paris, Seuil, 2011, p. 298.
7 Paul Eluard, L’Amour, la poésie, 1929.
8 Héraclite, fragment 6.
9 « Où sont les rideaux ? », Jessica Warboys, titre d’un poème de 2008.
- Partage : ,
- Du même auteur : Kate Crawford | Trevor Paglen, Thomas Bellinck, Christopher Kulendran Thomas, Giorgio Griffa, Hedwig Houben,
articles liés
Yoan Sorin
par Pierre Ruault
Fabrice Hyber
par Philippe Szechter
Shio Kusaka
par Sarah Matia Pasqualetti