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Sur la High Line

par Warren Neidich

Sur la High Line, à New York :
Œuvres commandées à Tishan Hsu et Pamela Rosenkranz

Un pharmakon est défini comme un médicament qui peut agir comme un remède ou un poison. Rien n’est plus vrai pour certaines œuvres sculpturales exposées actuellement sur la High Line, Old Tree (2023) de Pamela Rosenkranz et car-grass-screen-2 et car-body-screen-2 (2024) de Tishan Hsu. Deux œuvres politiques puissantes trônent au beau milieu de cet aménagement paysager « naturel » de la High Line à la splendeur arboricole et florale, elles résonnent avec le programme des Lumières tout en remettant en question ce qui est vraiment « artificiel » ou « naturel ». Le contraste est frappant. Toutes deux suscitent des réflexions post-humanistes dans lesquelles une vision normative masculine, blanche et eurocentrique est remise en question et déplacée pour faire place à d’autres voix, féministes et plurispécifiques, afin de prendre soin de la nature et de gérer au mieux notre planète ; dans le cas de Rosenkranz, l’extinction de la nature résultant de ce que l’on nomme l’anthropocène et, dans le cas de Hsu, l’incarnation plurispécifique, la production d’une esthétique cyborg et le pouvoir de l’État.

Pamela Rosenkranz, Old Tree, 2023. Époxy de haute qualité, fibre de verre, acier galvanisé / High grade epoxy, fiberglass, galvanized steel ; 24 1/2 × 23 × 23 pieds / feet (7.5 × 7 × 7 m).
Photo: Timothy Schenck

Old Tree de Pamela Rosenkranz est un corps étranger situé sur la partie de la High Line appelée Spur, à l’angle de la 10e avenue et de la 30e rue. C’est une sculpture d’acier et d’époxy rouge vif représentant un arbre incrusté dans le décor de la jungle urbaine, avec toutes les sensations fracturées, l’exotisme et la confusion qui l’entourent. En contrebas règne une cacophonie de klaxons, au-dessus se dresse une jungle de gratte-ciel de verre et d’acier qui forment un hommage à l’International Style. La sculpture s’élève à huit mètres au sommet de la High Line et se compose de 125 branches, sans feuilles, qui ressemblent à la fois aux ramifications d’un arbre et à des vaisseaux sanguins humains. Old Tree émerge d’un cube minimaliste revêtu de poudre noire qui le supporte et autour duquel le système de racines artificielles est enroulé, comme s’accrochant à la vie. C’est un arbre dépourvu de la couronne de feuillage nécessaire à la photosynthèse et à l’oxygénation de l’atmosphère dont nous dépendons pour notre subsistance. La sève ne coule pas dans ses nervures et il n’offre guère plus d’ombre qu’une maigre silhouette. Au contraire, il se tient contrapposto dans un état d’absence pétrifiée.

Ne vous y trompez pas, Old Tree est une magnifique œuvre d’art politique subversive qui illustre non pas l’arbre de la vie (comme l’ont indiqué certains critiques rendant compte de l’œuvre), mais l’arbre de la mort – une nature aliénée aux mains d’une forme de capitalisme sans cœur qui ne connaît pas de limites et ne respecte la nature que dans la mesure où elle bénéficie à la cupidité des entreprises, entraînant l’extinction d’innombrables espèces de plantes et d’animaux, et contaminant le sol d’éléments ultra-toxiques tels que le cadmium, l’arsenic, le plomb et le mercure, dans la zone critique de l’écorce terrestre. Bien que l’œuvre apparaisse de prime abord comme un symbole célébrant la générosité et le renouveau de la nature, il s’agit plutôt d’une déclaration provocatrice de ce que Paul J. Crutzen appelle l’anthropocène, une ère géologique dans laquelle le rôle néfaste de l’humanité dans la transformation de la terre et de l’atmosphère a conduit à une catastrophe planétaire imminente. Old Tree est un hommage à l’anthropocène et à sa personnification.

Pamela Rosenkranz, Old Tree, 2023. Époxy de haute qualité, fibre de verre, acier galvanisé / High grade epoxy, fiberglass, galvanized steel ; 24 1/2 × 23 × 23 pieds / feet (7.5 × 7 × 7 m).
Photo: Timothy Schenck

Aucun facteur n’est plus responsable de la destruction de la biosphère et de l’atmosphère mondiales que l’accumulation de dioxyde de carbone (CO2), qui est directement liée à la consommation de combustibles fossiles et aux incendies de forêt dus au défrichage des terres destinées à l’agriculture et à l’habitat. Un article paru récemment dans The Guardian, intitulé « Amazon rainforest now emitting more CO2 than it absorbs » (la forêt amazonienne émet désormais plus de CO2 qu’elle n’en absorbe), laisse entendre que si, par le passé, la forêt amazonienne absorbait massivement le CO2, aujourd’hui, en raison de la destruction de l’habitat naturel et des incendies, elle accélère le changement climatique. Old Tree est une balise urbaine qui magnétise le public grâce à sa beauté et à son esthétique puissantes, mais son impact devrait être amplifié par des programmes publics afin qu’il devienne un marqueur des effets de l’anthropocène, un lieu où les membres de notre communauté puissent se rassembler et discuter de solutions écologiques profondes et comprendre que la nature possède une valeur propre autre que sa seule utilité pour l’humanité.

Tishan Hsu, car-grass-screen-2 & car-body-screen-2, 2024. Graphiques imprimés en résine, en mousse, en acier et en vinyle / Resin, foam, steel, and vinyl printed graphics.

Les sculptures multimédias de Tishan Hsu, car-grass-screen-2 et car-body-screen-2, proposent un modèle transhumaniste qui interroge et remet en question l’hypothèse selon laquelle l’espèce humaine peut évoluer au-delà de ses limites physiques et mentales avec l’aide de la technologie. Située également sur la High Line, à environ deux kilomètres de Old Tree, au niveau de Little West, car-grass-screen-2 et car-body-screen-2 se trouvent à l’ombre du Whitney Museum. Apparaissant comme deux formes organiques biomorphiques qui rappellent celles des voitures, elles sont enveloppées d’une carapace de mousse enduite de résine. Comme Old Tree, il s’agit d’une œuvre politique qui évoque à la fois l’optimisme et le pessimisme à l’œuvre dans notre monde profondément influencé par la technologie. Hsu utilise des techniques de fabrication inhabituelles telles que les impressions 3D et UV pour dépeindre une existence hybride à l’interface entre l’homme et la technologie. Les « peaux d’écran » de la sculpture comprennent des QR codes scannables et des écrans vidéo entrelacés au milieu d’un tissu perforé imprimé aux UV, qui diffusent d’étranges orifices hybrides et multispécifiques qui vibrent en dégageant une sensation de menace silencieuse. Les écrans fournissent également des portails vers le virtuel, étendant la présence de l’œuvre au-delà des limites du réel. L’œuvre interroge le concept de cyborg, défini comme un hybride de machine et d’organisme qui peuple le monde comme des chimères à la fois naturelles et artificielles. Le cyborg, selon le Manifeste cyborg de Donna Haraway (1985), est une créature d’un monde post-genré et, en tant que telle, offre un soutien aux aspirations féministes d’égalité, mais nous rappelle aussi simultanément les origines du cyborg en tant que progéniture illégitime du militarisme et du capitalisme patriarcaux, ainsi que du socialisme d’État. Toute activation interactive entre l’homme et l’Internet s’accompagne de la possibilité d’une exploitation des données et d’une surveillance.

Ensemble, ces deux œuvres utilisent des outils, des appareils, des programmes et des matériaux artistiques pour sonder notre avenir technologique, provoquant simultanément l’étonnement de certains et le malaise d’autres.

Tishan Hsu, car-grass-screen-2 & car-body-screen-2, 2024. Graphiques imprimés en résine, en mousse, en acier et en vinyle / Resin, foam, steel, and vinyl printed graphics.


Head image : Tishan Hsu, car-grass-screen-2 & car-body-screen-2, 2024. Graphiques imprimés en résine, en mousse, en acier et en vinyle / Resin, foam, steel, and vinyl printed graphics.


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