r e v i e w s

Jordi Colomer au Frac Corse

par Guillaume Lasserre

Jordi Colomer, Où commence une île ? 
Commissariat : Fabien Danesi, FRAC Corsica, Corte, du 10 avril au 15 juin 2024.

L’invitation faite à Jordi Colomer trouve son point de départ dans une demande politique traduisant la volonté de rapprochement entre la Corse et la Catalogne. L’artiste ne connaît pas l’île de Beauté. Il la découvre donc à la rentrée 2023, lors de son premier séjour pour préparer le projet. Un second voyage, en février 2024, l’amène à animer un atelier. Travailler à partir du territoire le conduit à interroger la question du premier regard sur la Corse. Il s’intéresse alors à la figure du peintre, écrivain et ornithologue britannique Edward Lear (1812-1888) qui publia Journal of a Lansdcape Painter in Corsica, en 1870, illustré de lithographies représentant des vues pittoresques de l’île visitée deux ans plus tôt. Ces images rappellent à l’artiste les premières cartes postales, souvent folkloriques. Il confronte la réalité corse à la réalité catalane, cherche à comprendre le territoire qu’il appréhende à partir de sa connaissance de la Catalogne. Sa première proposition va être de reprendre les lithographies de Lear dans une série de collages, les associant à un immeuble, un bâtiment balnéaire, ou encore le slogan IFF (I Francesi Fora, « les Français dehors ») inscrit sur un mur, apparu dans les années soixante-dix et visible sur le bord des routes, soulignant les contradictions de la Corse dont la première industrie est le tourisme. Une projection d’images des côtes espagnoles, des années soixante à quatre-vingts, montre leur bétonisation à la faveur du développement d’un tourisme de masse. The Spanish Coast (2017), son équivalent sculptural, donne à voir une vieille table en bois sur laquelle sont posés des modules qui reprennent les formes des constructions balnéaires, révélant une architecture standardisée que viennent accentuer un peu plus des agrandissements de balcons sérigraphiés à même les modules. Le contraste entre le bois ancien et l’aluminium des modules illustre la dualité entre l’histoire et la modernité. Lors de ses recherches, Jordi Colomer découvre une aquarelle du peintre anglais William Cowen (1791-1864) datée de 1840 et représentant un paysage corse. Présentée dans l’exposition à la faveur de son acquisition par les Amis du musée Fesch d’Ajaccio, il est donc antérieur au paysage de Lear, mais peu importe à Colomer, c’est bien Lear le premier touriste de l’île. Le libre arbitre de l’artiste lui permet de se détacher d’une logique historienne. 

Vue de l’exposition de Jordi Colomer, Où commence une île ? 
Photo Léa Eouzan Pieri

Deux sérigraphies reprennent le dernier plan du film X Ville. L’œuvre est réalisée à partir de l’ouvrage de Yona Friedman, Utopies réalisables, et conservée dans les collections du Frac Corsica. L’artiste adapte à la Corse la question, qui donne son titre à l’exposition, de ce qu’est une cité qui se trouve au cœur du film, s’interrogeant : « Où commence une île ? » Le dernier plan montre un cracheur de feu, figure du troubadour, entertaineur avant l’heure, dans une architecture de carton-pâte témoignant d’une certaine fragilité. Jordi Colomer est un artiste citoyen qui a la volonté de partir d’un territoire en étant le plus juste possible. 

La salle suivante accueille le compte-rendu de l’atelier effectué en février dernier à A Porta d’Ampugnani, village en Castagniccia, région isolée mais très emblématique de la Corse. Colomer prend pour point de départ The Book of Nonsense qu’Edward Lear publie en 1875. L’ouvrage est composé de limericks, poèmes humoristiques de cinq vers. Dans la logique des traditions inventées, sorte de fausses pratiques vernaculaires mises en œuvre par l’artiste, il demande à la communauté de A Porta d’Ampugnani de réaliser des limericks corses. Les textes, rassemblés dans un ouvrage unique et reproduits sur des affiches, sont irrévérencieux au possible. En lien avec leur culture villageoise, ils appliquent une sorte de renversement des hiérarchies notamment sociales. Du facteur au maire, de Pascal Paoli au curé, c’est toute une galerie de portraits qui est ici croquée. 

Dans la salle suivante sont présentées trente-quatre photographies de la série Pozo Almonte réalisée en 2008. Reprenant le principe des travaux du couple de photographes allemands Bernd et Hilla Becher, Colomer dresse une typologie des tombes du désert d’Atacama, au nord du Chili. Cette région, autrefois riche en mines de salpêtre, a attiré nombre de travailleurs. Le développement industriel allait alors de pair avec les revendications ouvrières souvent durement réprimées. La fermeture des mines a entraîné l’abandon des villages, aujourd’hui fantômes, sauf un, Pozo Almonte, situé à côté d’un grand cimetière. Cette série photographique témoigne de l’intérêt de l’artiste pour une architecture sans architectes. 

Vue de l’exposition de Jordi Colomer, Où commence une île ? 
Photo Léa Eouzan Pieri

Dans l’ancienne grande citerne enfin sont projetés quatre films emblématiques du travail de Jordi Colomer. Excepté X Ville, ils concernent le monde de la parade. Les fêtes populaires comme le carnaval sont des moments d’inversion des valeurs. Pour Svartlamon Parade (2014), du nom du quartier au centre de la ville de Trondheim en Norvège, l’artiste a travaillé avec des étudiants à l’élaboration de voitures en carton qui conduisent à occuper différemment la ville. Entre 1920 et 1980, dans ce quartier, des défilés étaient organisés par les étudiants commentant l’actualité avec beaucoup d’ironie, ce que montre la première partie du film composée d’images d’époque, tandis que la seconde suit l’occupation contemporaine de la ville par la parade. « Certaines images construisent des imaginaires, mais seules quelques-unes restent gravées dans notre mémoire […] Et les imaginaires n’incarnent pas seulement notre perception de la ville, ils la construisent également » explique l’artiste. La vidéo La, Re. Mi, La. La Festa de la Roba Bruta (2014) est un appel à contredire le dicton Laver son linge sale en famille en invitant, sur une musique composée spécialement pour l’occasion, les habitants à laver leur linge dans l’un des deux lavoirs de la ville. Une macro-performance qui correspond à l’invention d’une fête populaire menée dans l’intention d’être reconduite chaque année, et qui illustre parfaitement cette notion de tradition inventée, chère à l’artiste. Enfin, la Modena Parade (2022) correspond à une procession funéraire du Cimitero Nuovo de la Palazzina dei Giardini, à Modène, réactivant ainsi une longue tradition populaire. Ce premier projet post-covid pose la question des formes rituelles face à la mort à un moment où les décès sont en forte augmentation. Si la tradition est importante, il ne faut pas la figer, ne pas opposer le passé au présent, mais au contraire installer le contemporain dans le patrimoine pour le garder vivant.


Head image : Vue de l’exposition de Jordi Colomer, Où commence une île ? 
Photo Léa Eouzan Pieri


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