Fabrice Hyber
Clim-artisation du monde
Enfant du pays, l’artiste vendéen de renommée internationale, Fabrice Hyber, né en 1961, est accueilli comme le messie au musée d’Art moderne et contemporain des Sables-d’Olonne (MASC) ainsi que dans l’Abbaye Saint-Jean d’Orbestier. Conçue en totale complicité avec le commissaire d’exposition Philippe Piguet, cette exposition estivale, « La Fabrique du climat », clôt le soixantième anniversaire du MASC avant sa fermeture pour restauration et agrandissement confiés à l’architecte Jean-Michel Wilmotte. En mettant en évidence l’intérêt précurseur que porte l’artiste aux diverses problématiques liées au dérèglement climatique, cet évènement explore une thématique d’actualité propre à mettre en évidence la continuité de sa démarche débutée dès la fin des années 1980, alors qu’il sème une forêt sur ses terres familiales. L’artiste y poursuit l’édification d’un projet artistique et culturel qu’il nomme La Vallée (1), conçu comme un lieu d’apprentissage, d’expérimentation et de transmission des savoirs liés à l’écologie.
Formé à l’École des beaux-arts de Nantes, remarqué très jeune, Fabrice Hyber se trouve rapidement soutenu – pour ne citer que quelques-uns – par Didier Larnac, galeriste, Pierre Giquel, critique d’art, ou encore Henri-Claude Cousseau, conservateur. Ses œuvres de jeunesse sont aujourd’hui devenues emblématiques, comme Un Mètre carré de rouge à lèvres (1981), L’Homme de Bessine (1989), son autoportrait Traduction (1991), qui n’est autre que le plus gros savon du monde inscrit au Guinness des records, ou encore Eau d’or, Eau dort, ODOR, un studio de télévision créé pour le Pavillon français de la Biennale de Venise en 1997, qui va, grâce à l’attribution du Lion d’Or, consacrer l’artiste au niveau international. Aussi, le parcours de l’exposition « La Fabrique du climat » permet-il de porter un autre regard sur une œuvre qui, en raison de sa prodigalité, de son exubérance et de ses aspects entrepreneuriaux, a pu déstabiliser un monde de l’art encore attaché à des valeurs esthétiques du passé. C’est aussi l’occasion de s’interroger sur des questions connexes comme celles liées au paysage et aux sciences en général – mathématiques, biologie, géologie – que l’artiste aborde tant dans sa pratique picturale que dans ses créations sculpturales, comme ses P.O.F.2 (Prototypes d’Objets en Fonctionnement), objets poétiques qui invitent à des appropriations singulières et collectives par les spectateurs.
L’introduction à cette exposition nous permet d’apprécier l’esprit provocateur de l’artiste, avec deux dessins de jeunesse datés de 1982 aux titres satiriques : L’Ombre du Roi-Soleil, une caricature « granvillesque » qui représente un personnage bedonnant au nez « patate » que le soleil métamorphose en femme rendue visible par son ombre portée, ou Années sombres du règne de Louis XIV (d’après Quicherat) (3). Cet hommage à un soleil malicieux, créateur de toute chose, se retrouve également dans le tableau Cible jaune de 1984, dont le centre, occupé par une lampe de chevet, s’étend en forme concentrique linéaire, au cinétisme affirmé, rayonnant jusqu’au cadre pour suggérer l’infini. Émergent, avec La plus belle d’Europe (1985), tableau-carte postale érotisé dans la veine de la figuration libre des années 1980, des préoccupations liées à l’influence qu’exerce la météo sur les corps. Figurée dans la baie des Sables-d’Olonne, une pin-up – ou plutôt une Vénus – peinte en réserve flotte sur la mer. Mais l’artiste s’ingénie à y inscrire verticalement au fusain « il pleut sur Les Sables-d’Olonne » comme pour contrebalancer le fait que cette nymphe se fait dorer au soleil. Fabrice Hyber nous informe avec ironie que cette figure n’est autre que sa mère que d’aucuns interpréteront comme un jeu homophone ou tautologique : mère/mer. Les préoccupations météorologiques deviennent plus évidentes encore avec son tableau Pluie II (1984) où ce ne sont pas tant les intempéries qu’il cherche à représenter que la pluie elle-même. Les commentaires que l’artiste nous livre permettent une meilleure compréhension de son processus de création. À la faveur d’une suite de raisonnements spéculatifs et d’enchaînements d’attitudes, Fabrice Hyber dit se métamorphoser psychiquement en pluie et en découvrir conséquemment le mouvement spiralé qu’elle décrit en tombant. Ce tableau, comme de nombreux autres, s’avère être une surface d’enregistrement de la pensée et du geste, liée à l’état climatique de l’artiste, et non une image préconçue, préméditée. Un phénomène mis en lumière par le naturaliste Alexander von Humboldt, précurseur de l’écologie, qui définit le climat comme un « ensemble des variables atmosphériques qui affectent nos organes d’une manière sensible […], le moral de l’homme ainsi que l’harmonie de ses facultés (4) ».
Le devenir scientifique de l’œuvre de Fabrice Hyber se fait plus présent dans De fil en aiguille (1988), qui nous donne un autre éclairage sur ses influences culturelles, scientifiques et artistiques. Ce tableau nous projette dans un univers scientifique qui s’apparente à celui d’un chimiste aux prises avec des expériences, mettant en mouvement les fluides indéterminés passant dans des tubes à essai, des serpentins en verre, des entonnoirs, des fioles. Bien que le tableau soit pour l’artiste une tentative de représenter le mode de fonctionnement de sa pensée, il s’apparente plus à une illustration fantaisiste de la méthode de Kjeldahl qui permet de déterminer le taux d’azote dans un échantillon. On ne peut s’empêcher d’y voir également une référence à La Mariée de Marcel Duchamp. Par la suite, dans de nombreux tableaux, les phénomènes météorologiques vont occuper une place prépondérante, comme Météo tous les temps (2009) où s’accumulent soleils, nuages, pluie, arc-en-ciel, orage et neige. Dans le jeu de partitions de Géologie météo apparaissent les questions du climat et du paysage. Le vocabulaire plastique « hyberien » s’y affirme avec des surfaces picturales aux couleurs délavées au white spirit, propres à la topographie vendéenne, envahies des signes mathématiques + et -, d’astérisques ainsi que de flèches réalisées au fusain. Des phrases sibyllines s’y éparpillent, comme « le climat/météo remplace le paysage », et côtoient « construire le paysage » ou « signes révélés dans les comportements climatiques ». L’artiste nous place ainsi devant un tableau qui évoque celui d’un professeur des universités dont la démonstration orale s’est absentée pour laisser place à des fragments d’un cours de météorologie. Le spectateur est alors invité à compléter les manques, « boucher les trous », du raisonnement. Des mini-podcasts sur le site Internet de l’artiste permettent d’accéder à un commentaire enjoué du maître lui-même sur ses tableaux comme s’ils ne pouvaient s’autosuffire. Cet effort didactique ne parvient pas à dissiper totalement nos questionnements. Fabrice Hyber suscite notre désir de les résoudre, alors même qu’il affirme que ses tableaux se situent dans sa volonté de connaître le monde pour lui-même, tout en nous amenant en définitive à réévaluer nos connaissances, scientifiques entre autres, et à les enrichir.
À partir du début des années 2000, les préoccupations artistiques de Fabrice Hyber concernant les conséquences du réchauffement climatique mises en évidence par le GIEC deviennent encore plus prégnantes. S’immisce aussi celle du paysage, terme qu’il utilise aussi bien pour parler de ses tableaux que de sa forêt, celle qu’il a semée sur la ferme familiale. Il convient de remonter aux racines de l’artiste, à la terre qui l’a vu naître, la campagne, celle de ses parents, à son intérêt pour le monde végétal, aux graines qui commencent à germer. Nous aurons vite fait de voir en Fabrice Hyber un botaniste en herbe qui s’activerait, sur les traces du poète botaniste J. W. von Goethe, à observer les graines d’arbres en train de germer (5). Mais ce n’est pas la voie scientifique qu’il a empruntée malgré son intérêt pour les mathématiques de Poincaré ou pour le théoricien du chaos Otto E. Rössler. En investissant le champ de l’art, il va chercher à rendre visible non seulement ce qu’il ressent et perçoit des dégâts écologiques provoqués par le remembrement des parcelles agricoles du bocage vendéen, après 1968, mais aussi d’autres possibles en flirtant avec la science-fiction. Ses tableaux, qui relèvent d’une pratique d’atelier – ou plutôt d’ateliers que l’artiste utilise en fonction des saisons –, brisent l’idée de paysage « naturel », conception archaïque que d’aucuns s’attachent à brandir au nom de sa préservation, véhiculée par le modèle culturel et artistique hérité du xixe siècle. Avec Muroute (2006), représentant une citadelle assiégée, sorte d’hybridation du fort Boyard avec l’usine Fiat Lingotto, avec RISK (2006), comme lieu de naufrage maritime de migrants représentés en poussahs géants, ou avec Martiens à la plage (2022), territoire extra-terrestre peuplé de bonshommes verts, Fabrice Hyber nous invite, en opérant un aller-retour d’artialisation entre l’in situ et l’in visu 6, à réévaluer nos représentations et à envisager d’autres possibles, d’autres attitudes, d’autres comportements dans notre relation à notre environnement.
À travers ses tableaux, qui résultent d’un processus mental et organique aux intrications multiples et qui s’apparentent à des palimpsestes à déchiffrer, se dégage une atmosphère pessimiste, renforcée par les couleurs diluées, « salies » par la poussière du fusain. Cependant, ce pessimisme est contrebalancé par le positivisme affirmé de Fabrice Hyber, dont la démarche peut être rapprochée de celle d’un précurseur de l’art écologique comme Alan Sonfist (7). Ce positivisme, qui reflète sa croyance en le progrès, la rationalité et la capacité humaine à améliorer les choses par l’action et la science, s’exprime de manière fantaisiste dans Acid, où l’artiste propose des solutions aéronautiques pour échapper aux conséquences des pluies acides. Dans La Vallée (2022), il représente cette fois-ci un lieu réel, illustrant l’importance des arbres dans la régulation hydraulique, point d’intercession entre le ciel et la terre. Ce tableau reflète la réflexion de l’artiste sur l’évolution de son environnement de vie et de travail, qu’il imagine comme un lieu culturel et écologique de transmission, d’échanges, de rencontres avec des artistes, scientifiques, philosophes, etc., ainsi que d’expérimentations agraires et d’élevage.
L’autre pendant de l’exposition « La Fabrique du paysage » s’organise autour d’installations et de P.O.F. qui illustrent la thématique climatique. Dans le patio du musée, nous trouvons Climat, assemblage de réfrigérateurs, portes ouvertes, censés faire office de climatisation du lieu. Il s’avère bien loin de la subtilité conceptuelle d’« Air-Conditioning Show » du groupe Art & Language. Dans l’Abbaye Saint-Jean d’Orbestier, deux constructions à activer accueillent les spectateurs qui peuvent expérimenter la pluie, dans une cabine de plage surdimensionnée (Sans titre, 2012), ou le vent, en ouvrant une sorte de conteneur (Maison des vents, 2012), œuvre gaguesque qui décoiffe, mais ne possède pas la finesse de I Need Some Meaning I Can Memorize (The Invisible Pull) de Ryan Gander. Plus illustrative, la sculpture gonflable et élégante qui représente un demi-nuage en train de pleuvoir s’intègre parfaitement à l’espace de la nef. Dans le cœur, L’Homme de terre de 2023, qui se rapproche de son P.O.F. no 123, synthétise en quelque sorte l’univers de l’artiste soucieux de rendre visible la faculté de régénérescence de la nature, en confiant au public la responsabilité de (re-)donner vie aux graines susceptibles de pousser en arrosant ce gisant de terre. Une ode à la pulsion de vie.
La multiplicité des chemins empruntés par Fabrice Hyber peut nous déstabiliser, mais elle nous confirme que la force vitale de l’artiste est l’apanage des génies. Ses projets renforcent ce constat tant ils se diversifient : installation d’une fontaine réalisée dans le Jardin des plantes de Nantes – reprenant son homme de Bessine, devenu un Gulliver en bois crachant de temps à autre –, projet d’une gigantesque fresque pour le métro de Shanghai, projet monumental de fresques pour l’église néo-gothique de son village Château-Guibert et la création de vitraux réalisés avec une technique complexe mise au point par l’artiste, réalisation d’un remake de sa forêt au Chili, etc. Reste que c’est en créant La Vallée, son propre domaine écologique remarquable, à l’instar du domaine pittoresque italianisant de la Garenne Lemot à Gétigné, que Fabrice Hyber travaille certainement le mieux pour sa postérité ; sème et semeur.
Notes
1. Fabrice Hyber, La Vallée, Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2022.
2. Alexandrine Dhainault, « Fabrice Hyber, Prototypes d’Objets en Fonctionnement », Revue 02, 2012.
3. Voir les caricatures de Jean-Jacques-Isidore Gérard, dit « Grandville », ou d’Honoré Daumier
4. Alexander von Humboldt, Cosmos. Essai d’une description physique du monde, Paris, Gide et J. Baudry, 1855-1859, pp. 377-378.
5. Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, 2011, Paris, Les Éditions de Minuit, pp. 137-148 ; J. W. von Goethe, « Histoire de mes études botaniques », 1831, p. 185 et « La Métamorphose des plantes », 1790, p. 209, dans Court Œuvres d’histoire naturelle, Paris, AB. Cherbuliez et Cie, 1837.
6. Sur le concept d’artialisation : Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997.
7. Bénédicte Ramade, Vers un art anthropocène. L’Art écologique américain pour prototype, Dijon, Les Presses du réel, 2022, pp. 58-60.
Head image : Fabrice Hyber, Sans titre, 2012. Ventilateur, toile de parachute, fil de nylon, cristaux, bois / Fan, parachute fabric, nylon thread, crystals, wood. Réalisation : Xavier Hervouët. Collection de l’artiste. Vue de l’exposition à / Exhibition view at l’Abbaye Saint-Jean d’Orbestier. Les Sables d’Olonne.
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- Du même auteur : Céleste Richard Zimmermann,
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