Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
Arcanes, rituels et chimères
Frac Corsica, Corte
4 juillet > 10 octobre 2024
Le surréalisme est-il encore une source d’inspiration majeure dans la pratique des jeunes artistes ? Telle est la question à laquelle a tenté de répondre Fabien Danesi, directeur du Frac Corsica et curateur de l’exposition « Arcanes, rituels et chimères » sur le site du Frac Corsica à Corte en réunissant une vingtaine de jeunes artistes de tous horizons. Si le surréalisme est considéré comme l’un des mouvements majeurs du XXe siècle et qu’il arrive à se frayer un chemin jusqu’à nos jours dans l’esprit de la plupart des personnes, ce n’est plus tant comme la référence à un mouvement artistique qui a dominé une bonne partie du XXe siècle, mais avant tout parce que le qualificatif qui lui est attaché, « surréaliste », est devenu une locution courante, qui désigne la plupart du temps une action ou une attitude qui échappe à la banalité du réel et nous stupéfie par son caractère extraordinaire, hors du commun, extravagant, allant jusqu’à nous faire douter de nos sens mais aussi du bien-fondé de nos actes. Dans son manifeste centenaire dont l’exposition au Frac Corsica participe de la célébration, André Breton, pape autoproclamé du mouvement et gardien jaloux de ce temple de la pensée et de l’art des années 1920 à 1950 fait l’apologie du merveilleux en condamnant le matérialisme, mais surtout le réalisme qu’il couvre de ses opprobres.
Un siècle plus tard, que retient-on de ce mouvement qui place en tête de toutes les valeurs l’imaginaire, la rêverie, ou tout simplement le rêve, qui, pour Breton était une source majeure d’inspiration ? Pour renouer avec les idéaux de non-rationalité que prônait le mouvement d’avant-garde, Fabien Danesi a choisi de convoquer la figure de Leonora Carrington, icône surréaliste qui a côtoyé de nombreuses personnalités du mouvement en France puis au Mexique où elle a séjourné longtemps et dont Carlos Fuentes avait qualifié l’écriture de « sorcellerie ironique », pour la placer au centre de l’exposition et constater qu’elle s’immisce parfaitement dans la constellation de jeunes artistes qu’il a réunis.
La visite commence par une salle où se côtoient deux artistes opposés dans leurs approches plastiques. Cecilia Granara a investi le mur d’entrée d’une fresque enveloppante qui épouse la courbure de l’espace et se termine par le dessin du pendu inversé, figure bien connue des amateurs de tarot marseillais. À la place du pendu, l’artiste a représenté une figure féminine, à l’opposé de la représentation canonique, et mis en valeur l’arbre de manière bien plus importante qu’elle ne l’est dans la figuration habituelle du jeu. Cette revisitation (écoféministe ?) du du douzième arcane, qu’avait en son temps réalisé Leonora Carrington, fait écho à l’adoration que les surréalistes portaient à l’endroit de ce jeu divinatoire et particulièrement pour cette carte, symbole d’élévation spirituelle et de retrait du monde, mais aussi d’attention extrême aux événements extraordinaires que la vie peut nous offrir, thème favori des surréalistes. Face à ce wall drawing, 4EXS de Kevin Bray est une œuvre composite, qui mêle une sculpture baroque représentant divers outils sur laquelle est projetée la vidéo d’un archer reproduisant à l’infini son geste guerrier. L’œuvre mixe deux scénarios, celui du conte populaire décrivant les paradoxes du pouvoir – générateur d’abondance autant que de privation –, tandis que l’autre déplore les conséquences désastreuses sur le plan écologique de l’inconséquence des hommes, le tout en ayant recours à de nouvelles méthodes de « sculpture » comme l’impression 3D. Les deux scénarios se télescopent pour former une créature hybride inerte/animée qui revivifie les enjeux soulevés en leur temps par les mêmes surréalistes, amateurs de contes et de chimères.
Tout au long de l’exposition sont présentées des œuvres qui font écho aux pratiques surréalistes : une attirance notoire pour le bizarre qui se traduit par « la conjonction de deux choses ou plus qui n’ont rien à voir ensemble. D’où la prédilection pour le bizarre du surréalisme, qui voyait l’inconscient comme une machine de montage, un générateur de juxtapositions bizarres (1) ». Ainsi l’on peut constater des rapprochements étranges dans la plupart des travaux présentés, comme dans l’œuvre de Kris Lemsalu, Lazy flower, qui réunit une « fleur » composée de pétales formés par l’assemblage de tissus divers et un caddy en métal qui la supporte, le tout donnant l’impression de pouvoir être activée alors que l’œuvre en elle-même dégage une impression contradictoire d’inertie déceptive. Les compositions de Madyson Bycroft sont des assemblages hétéroclites qui réunissent des objets appartenant à des registres totalement opposés : ordinateur, console en bois, céramiques. Les vignes de Michele Gabriele, Egolatra, sont faites pour moitié de câbles électriques et pour l’autre moitié de « vraie » vigne, composant là encore un hybride entre passé et contemporanéité, entre hyperactivité des réseaux et lenteur de la vie végétative. Son titre renvoie aussi à l’idée d’autonomie, trope de la modernité, tandis que les multiples références imagières qu’elle génère évoquent un continuum de représentations qui remonte à l’antiquité, bref, encore une chimère qui réunit des instances éloignées, irréconciliables. Même les alphabets d’Antoine Giacomoni ressortissent à deux registres différents, celui d’un design à l’allure futuriste renvoyant à une pure logique de communication et celui d’un symbolisme mystique à la signification enfouie. De même, les Araignées-Paons de Nils Alix-Tabeling empruntent à de multiples sources, l’hybridation du paon et de l’araignée étant déjà une gageure qu’il renforce avec l’impression au dos des « ailes » de la bête de représentations aussi éloignées que celles de l’actrice Delphine Seyrig ou de la chanteuse folk Judee Still… On pourrait ainsi, sans vouloir minimiser la singularité des œuvres présentées, dégager des récurrences comme l’hybridation systématique et l’aspect chimérique qui en découle, le mysticisme, l’ésotérisme : autant de directions formelles qui résonnent profondément avec les statuettes de Leonora Carrington, également présentes dans l’exposition et que l’on peut considérer comme le modèle du genre.
La question que l’on peut se poser est celle de la motivation de ces artistes : dans l’esprit de Breton et de son manifeste, il s’agissait avant tout de se défaire du réalisme pour privilégier un rapport poétique au réel, porté par un imaginaire qui s’origine dans le conte, l’ésotérisme et surtout le rêve. Mais derrière ce refus du réalisme, il y a aussi la volonté de révolutionner la vie quotidienne et même de prôner la révolution tout court. À un siècle de distance, il semble bien que les principes formels loués par les surréalistes aient généré une descendance féconde, plus ou moins consciente, plus ou moins volontaire… en ce qui concerne les idéaux révolutionnaires, en revanche, il semble bien qu’ils se soient évaporés dans la réalité d’un postcapitalisme triomphant.
Notes :
(1) Mark Fisher, Par-delà étrange et familier, Genève, Sans soleil, coll. « HZ », 2024 [The Weird and the Eerie, Repeater Books, 2016], p. 19.
Head image : Kévin Bray, 4 Exs (Écho des Luttes et des Conquêtes), 2023. Sculpture imprimée en 3D à partir de PLA blanc, 255 x 200 x 140 cm.
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- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
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