Yoan Sorin

par Pierre Ruault

Entre désordre et poésie : le matérialisme créatif de Yoan Sorin 

Yoan Sorin, à l’image de Kafka qui écrivait que chacun « porte une chambre en soi », est un artiste du nomadisme. Là où certains font de l’atelier une « piazza rassurante », il fait de l’itinérance le cœur de sa démarche, transformant l’instabilité en une véritable force créative. Cet été, son actualité prolifique, marquée par sa participation à trois expositions, nous offre un point d’entrée privilégié pour explorer, même brièvement, l’amplitude de son champ artistique. 

Sa mobilité ne se réduit pas à une simple anecdote biographique, elle devient une véritable posture défensive, une réponse politique face à la précarité que subit l’artiste contemporain. Chez Yoan Sorin, la création surgit de l’instant, dans l’urgence et sans préméditation, chaque espace vierge – le white cube en tête – devient un terrain de jeu où l’acte créatif s’incarne pleinement. Son approche de l’installation prend ici une dimension littérale : il s’installe dans le lieu, le fait sien, pour ouvrir à la nouveauté, au surgissement de l’inédit. 

Vue d’exposition, Yoan Sorin, Chronique de l’oubli, 2024. Commissariat : Yoan Sorin et 40mcube. Production : 40mcube. Exposition présentée dans le cadre d’Exporama. Photo : Margot Montigny.

La temporalité instable et fluide qui imprègne son travail trouve un écho particulier dans l’exposition « Chronique de l’oubli », présentée cet été au centre d’art 40mcube à Rennes. L’artiste y aborde le temps et la mémoire comme des matières souples, modulables à souhait, qu’il manipule avec beaucoup d’ironie. L’espace d’exposition se déploie en une installation où les différentes facettes de son univers se rencontrent : des peintures, des sculptures, mais aussi des objets de récupération, créant un parcours où l’expérience du visiteur devient centrale. Sorin, avec un sens ludique du détournement, réinvente les outils de mesure du temps : les cadrans de montres sont occultés, les horloges désynchronisées, et les calendriers deviennent incompréhensibles. Tout semble échapper à la linéarité rassurante du temps. Au cœur de cette dérive temporelle, l’artiste introduit des objets incongrus – masques ou jouets en plastique – qui perturbent subtilement l’ordre des choses. En s’emparant de matériaux usés, de reliques, il leur donne une nouvelle vie, une nouvelle signification. Ces intrusions, activées lors d’une performance inaugurale, font basculer le visiteur dans une temporalité heurtée, presque dissonante. 

La récurrence, le rythme et la répétition sont au centre de cette dynamique, où chaque œuvre évolue au fil du temps. Certaines peintures réversibles sont retournées chaque semaine par le personnel du centre, rompant ainsi avec l’idée d’une monstration statique. Pour Yoan Sorin, une exposition n’est jamais un aboutissement, mais une étape d’un processus. Le dialogue entre le temps et la matière est aussi littéral : les pièces en acier Corten, laissées à la corrosion, deviennent les témoins de l’usure naturelle, accentuée par l’utilisation d’antirouille pour figer ce passage du temps. L’exposition prend la forme d’un écosystème mouvant, renforcé par une enveloppe sonore obsédante faite de claquements de langue, créant un rythme imposé qui est sans cesse perturbé par des bruits aléatoires produits involontairement par la bouche. Né de la tension entre contrôle humain et imprévu, ce « troisième rythme » incarne sans doute le mieux ce qui fait la force de cette œuvre. 

Cet « accident contrôlé », moteur de son œuvre, imprègne chacune de ses interventions, faisant de l’improvisation non pas une marque de légèreté, mais une véritable philosophie de travail. Ses créations sont des instantanés, toujours en mouvement, évoluent, se transforment, se dégradent même, refusant toute forme de stabilité. Yoan Sorin interroge avec minutie ce que « savent nos mains », s’inscrivant dans une réflexion où le geste créateur devient l’écho direct de la pensée et de l’affect. Son approche artistique, résolument matérialiste, se concentre sur les capacités physiques et les limites des matériaux avec lesquels il compose. Chez lui, la création s’ancre dans la contingence, la nécessité de « faire avec » ce que l’environnement lui offre. 

C’est exactement à ce stade de la création qu’intervient un autre fil conducteur de sa pratique, son histoire personnelle. Issu d’un milieu social ouvrier, Yoan Sorin parle souvent du sentiment d’injustice qu’il porte en lui. Son art devient une manière de réaffirmer une place dans un espace – celui de l’art contemporain – auquel il n’était pas initialement destiné. 

Performances Yoan Sorin, Des exploits des chefs-d’oeuvres, Frac Sud, 2024. Crédit photo : Adèle Mélice-Dodart.

Né à Cholet dans les années 1980, Yoan Sorin est profondément marqué par ce cadre d’une ville moyenne marquée par ses limites et ses réalités précaires. Sa jeunesse a été dominée par le basket, un sport qu’il a pratiqué au niveau Espoir et qui représentait une voie royale pour passer au niveau professionnel. Cependant, des problèmes de santé ont mis un terme à ses ambitions sportives. Ce passage douloureux a été simultané à sa découverte du monde de l’art, marquant un tournant décisif dans sa vie. Le sport a laissé une empreinte indélébile sur son corps et son œuvre. C’est donc très logiquement que l’artiste a participé à l’importante exposition collective « Des exploits, des chefs-d’œuvre », organisée par le critique d’art Jean-Marc Huitorel, et présentée dans les trois institutions culturelles phares de la ville de Marseille. 

Au Mucem, il a exposé des pièces intrigantes telles que des Ballons pelés – des ballons de basket usés qu’il transforme, retirant leur fonction sportive pour en faire des objets de contemplation esthétique. Ces pièces sont un hommage aux reliques sportives, où les ballons usés se transforment en éléments plus végétaux, soulignant une recherche continue dans l’art du recyclage et de la métamorphose. Une autre de ses collections combine des bougeoirs en forme de palmier avec des ballons de basket, créant ce qu’il appelle des Palmiers de basket (2013-2023). Ces fragments de vie ne sont pas de simples ornements, mais des réceptacles de souvenirs et d’émotions, des traces humaines recomposées dans ses installations. 

Le rythme, l’épuisement et la répétition des gestes sportifs se matérialisent avec une intensité palpable dans les performances de Yoan Sorin. Lors du vernissage de son exposition au Frac Sud, l’artiste orchestre une scène saisissante : armé de poings américains, il s’attaque à un volume suspendu, semblable à un sac de frappe. Son geste, violent et précis, vise à déchirer les couches du sac pour révéler un éventail de matériaux et d’objets dissimulés. Cette œuvre, intitulée Frapper/Creuser (2016), est un hommage vibrant à son grand-père maternel, François Pavilla, premier boxeur antillais à devenir champion de France. À travers cette performance, Sorin explore les limites physiques et mentales, mettant en scène des gestes répétitifs qui éprouvent la patience du spectateur. Ce processus, une quête incessante du point de bascule où l’équilibre vacille, incarne une réflexion profonde sur le corps comme terrain de lutte et de transcendance. Initialement présentée dans le cadre d’une exposition à l’école de commerce HEC à Paris (2017), la violence intrinsèque de cette performance fait écho à la capacité du sport – tout comme de l’art – à transcender les espaces souvent réservés à une élite. 

Cette réflexion éminemment politique, enracinée dans les luttes de classe qui jalonnent l’histoire personnelle de Yoan Sorin, ouvre un espace de questionnement autour de son appartenance à la diaspora martiniquaise, bien qu’il n’y ait jamais résidé. Il s’inscrit dans l’exposition itinérante « Des grains de poussière sur la mer. Sculpture contemporaine des Caraïbes françaises et d’Haïti », portée par le commissariat d’Arden Sherman. 

Pour l’étape marseillaise, Yoan Sorin dévoile son installation Pièces détachées (2024), une œuvre où se mêlent placo, papier mâché, bois et carton, des matériaux ordinaires travaillés avec du liant acrylique, des pigments, de la poussière accumulée durant le montage et de la poudre de coquillage. Ces fragments, loin d’être anodins, portent en eux une histoire, une charge émotionnelle et affective, que Sorin intègre comme autant de pièces essentielles de son récit artistique. L’ensemble de l’installation convoque l’image de pianos, conservés au conservatoire de Marseille, initialement destinés à être envoyés dans les anciennes colonies françaises. Mais sous la main de l’artiste, l’instrument prend une autre dimension. Renversé, le piano devient ici une sorte de monument funéraire évoquant à la fois le souvenir du célèbre pianiste martiniquais Marius Cultier (1943-1985) et un hommage plus ambigu à l’histoire coloniale. En transformant cet objet en vestige, Yoan Sorin interroge l’effacement de la mémoire, la transmission et l’appartenance dans un monde diasporique. Ce renversement du piano illustre l’exil et la nostalgie, une double appartenance plaçant l’individu dans un décalage constant avec le reste du monde environnant. Celui-ci se retrouve en porte-à-faux permanent, incapable d’épouser pleinement les structures sociales.  

Yoan Sorin, Pas de peaux, 2015-2024. Ensemble de ballons de basket pelés. Photo : Iris Martin.

  


Head image : Yoan Sorin, Pièces détachées, 2024. Installation pour l’exposition « Des grains de poussières sur la mer » Fraeme, La Friche Belle de Mai, Marseille. Photo : JC LETT.

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