Gabrielle Herveet

par Clara Muller

Originaire de Lézardrieux en Bretagne, Gabrielle Herveet a installé son atelier au bord du Trieux, petit fleuve côtier des Côtes-d’Armor dont l’estuaire est l’un des espaces qu’elle sillonne pour nourrir son travail de collecte, de dessin et de sculpture.  

C’est au grand air, en prise avec les éléments, qu’elle exerce d’abord son attention aux choses et aux phénomènes – micro- ou macroscopiques – qui composent et animent le monde. Les livres, eux, lui permettent de s’aventurer plus avant dans le champ des sciences, de l’archéologie aux mathématiques, de la géologie à l’astronomie, pour comprendre comment se sculptent les paysages terrestres au gré des courants (Sans titre (Courantographie) 2017-2018), des marées (Sans titre (les Tidalites), 2019), des érosions (Erosion (les Accomodats), 2017) ou des incendies (Empreintes de feux, 2019), mais aussi comment se meuvent les paysages atmosphériques (Sans titre (Les Hydrométéores), 2018) et stellaires (Où se couchent les étoiles, 2014). Tout, au fond, est question de temps. 

Gabrielle Herveet, Sans titre (Courantographie), 2017. Graphite, papier. 65 x 130 cm. Photo : Gabrielle Herveet.

Depuis quelques années, l’artiste se passionne d’ailleurs pour les manières dont les êtres humains, depuis l’aube de leur existence, se sont saisis de l’idée du temps en étudiant les cieux et ont diversement représenté – sous des formes mathématiques, géométriques ou symboliques – les rythmes observables du Cosmos. De ses études célestes et de la patience de ses mains naissent depuis lors des dizaines de calendriers de lunes, d’éclipses, de solstices ou d’équinoxes. On pourrait alors croire que l’artiste vit les yeux rivés au ciel. Mais Gabrielle Herveet n’oublie jamais d’être terrestre et son regard parcourt constamment le chemin qui va de la voûte céleste qui la surplombe au sol qui la porte. Non sans égards, elle emprunte aux paysages qu’elle arpente, souches, troncs, fleurs, coquillages, quartz, galets, grains de sable, autant d’éléments, organiques ou minéraux, aux temporalités d’existence multiples avec lesquels ou sur lesquels s’inscriront les marques d’un temps calendaire défini par la course des astres. Les cycles et les événements astronomiques s’incarnent ainsi à une échelle saisissable dans les matérialités offertes par la Terre.  

Pour autant, les sculptures-calendriers de l’artiste ne naissent pas d’une obsession de la mesure en tant que telle, ni d’un désir proprement newtonien de réduire l’univers, ses éléments et ses mouvements à un ensemble de lois naturelles. Elles émanent plutôt d’une volonté « d’édifier un regard curieuxi », de ramener dans le champ de notre considération certaines dimensions oubliées ou négligées du monde. Ainsi ces œuvres donnent-elles au temps des formes désormais inaccoutumées, révélant en creux ou aspérités, en points ou en lignes, un temps à effleurer du regard ou de la pulpe des doigts (La migration du pôle Nord céleste, 2022), à contempler de loin ou dans lequel se draper (S’endormir dans les millénaires, 2024). 

Gabrielle Herveet, S’endormir dans les millénaires, 2024.
Drap de sac de couchage en soie, colle, coquilles de Steromphala Pennanti, Phocus Linecetus, Calliostoma Zizyphinum, Gibbula Magus, Steromphala Umbilicalis et Mododontes sauvages de la grève de Bodic, Trieux. 60 x 190 x 3 cm. Photo : Gabrielle Herveet.

Fin 2024, dans la vitrine de La Terrasse espace d’art à Nanterre, son installation Entre deux solstices : calendrier des limites d’obscurité se déplie en donnant la mesure non seulement de l’espace mais également de la durée d’exposition de l’œuvre, des prémices de sa conception à son décrochage, le 21 décembre. Sur huit grands draps de coton et de lin anciens, colorés à partir de ronce, d’ortie, de rumex, de camomille des teinturiers et de jeunes feuilles de figuier et de chêne, l’artiste a tracé une multitude de bandes peintes dont la largeur correspond à la durée de chaque nuit depuis le solstice d’été jusqu’à la veille de l’hiver, et dont la longueur évoque le cycle lunaire. Se dessinent ainsi, dans les lignes sinusoïdales en dégradés de bleus et blancs qui animent la surface de ces draps ayant accueilli et protégé tant de nuits humaines, les rythmes de la lumière dictés à la Terre par la gravitation universelleii. Toutes les aubes, tous les crépuscules, tous les levers et couchers de Lune, dans l’empan d’un regard, voilà que se mesurent, pour emprunter les mots de l’artiste, « tous les possibles lumineux d’un morceau d’année ». 

À ce décompte des heures sombres et des heures claires, Gabrielle Herveet a associé une cohorte de végétaux collectés puis séchés par ses soins avant d’être déposés au sol, le long des draps suspendus. Fleurs, feuilles et céréales estivales (pâquerette, mauve, tanaisie, plantain, ronce, bardane, figuier, sureau, hêtre, chêne, orge, blé…), plantes en graines de l’automne (rumex, artichaut, bourrache, angélique, reine des prés…) et opiniâtres du début de l’hiver (ortie, chardon, lunaires…) constituent cet herbier qui, cheminant au fil des saisons, articule les mouvements célestes à la vie terrestre. On y lit les effets de l’attraction universelle sur l’existence et le métabolisme des plantes dont les cycles de vie dépendent du cieliii. Annuelles, bisannuelles ou vivaces, le photopériodisme leur est en effet essentiel, agissant sur leur dormance, leur croissance, leur respiration, leur floraison, leur grenaison et leur éventuelle fanaison. Quelques-unes tiennent d’ailleurs leur nom des astres dont elles dépendent si fortement et auxquels elles ressemblent parfois, à l’instar des diverses espèces d’hélianthes (Helianthus) ou des pâles et délicates lunaires (Lunaria annua). 

Gabrielle Herveet, Entre deux solstices : calendrier des limites d’obscurité, 2024 (détail). 
Photo : Line Francillon.

Dans cette œuvre aux multiples strates, nourrie autant par l’astronomie que par l’ethnobotanique, Gabrielle Herveet entrelace aussi, de manière discrète, entre le végétal et le ciel, une certaine histoire d’Homo sapiens. Elle nous rappelle que depuis la nuit des temps les plantes ont permis la constitution de calendriers cohérents avec les manières de vivre des communautés humainesiv : « Notre calendrier, explique-t-elle, est parsemé de coutumes, laïques ou religieuses, mettant en relation un jour de l’année et une plante, à cueillir ou à offrir. Ces coutumes sont des résidus de rites anciens, prouvant l’affinité entre plantes et mesures annuelles du temps. Chaque peuple, nomade ou sédentaire, possède un ensemble de connaissances sur les plantes en lien avec le calendrier et les saisons. » Ainsi, alors qu’il fut longtemps de coutume en France de cueillir, aux alentours du solstice de juin, des plantes à l’aspect solaire, l’artiste intègre à son herbier quelques une de ces “herbes” (millepertuis perforé, bouton d’or, séneçon de Jacob, orpin âcre, marguerite…) qui étaient traditionnellement passées dans la fumée du feu de la Saint-Jean, le 24 juin, pour les doter de vertus protectrices magiques. Trois marguerites de la savane (Euryops chrysanthemoides), d’un jaune éclatant, sont également brodées ce jour-là au fil d’or sur le calendrier textile de Gabrielle Herveet. Trois fleurs qui ravivent des us qui se perdent… 

Ce calendrier des limites d’obscurité, d’une beauté artisanale, né de gestes empreints de patience et d’attention – la main qui cueille, la main qui teint, la main qui brode – invite donc à renouer avec des réalités et des usages que la modernité occidentale tend à effacer. À l’heure où la pollution atmosphérique masque les couleurs du ciel, où la lumière artificielle dissout la profondeur des nuits, nous ne scrutons plus les cieux, ni pour prévoir le temps qu’il fera, ni pour déterminer celui qui passe… Alors Gabrielle Herveet nous enjoint à lever à nouveau les yeux vers ce ciel dont l’écrivain Olivier Bleys, écrit qu’il est « le grand oublié de notre pensée de la naturev ». À l’heure où 80% de la population française habite en ville, nous ne nous soucions plus de regarder vivre les plantes qui, elles, ne cessent jamais de contempler le ciel. Alors Gabrielle Herveet nous propose de baisser aussi les yeux vers le sol, où s’enracine cette vie végétale si essentielle. En somme, à l’heure où nos modes de vie occidentaux nous font oublier la prime importance des êtres non-humains et des cycles naturels, cette œuvre-calendrier s’expose comme un acte de résistance. Dans ce quartier d’affaires de la banlieue parisienne où, dès la tombée du jour, l’éclairage urbain et les phares mouvants des voitures – mais aussi les teintes changeantes du ciel – animent l’œuvre dans le reflet de la vitrine, celle-ci tend aux passants des fragments de cosmos, un rappel qu’il existe un ordre primordial de l’Univers que nos ancêtres comprenaient d’abord en l’éprouvant.  

Gabrielle Herveet, Entre deux solstices : calendrier des limites d’obscurité, 2024 (détail). 
Photo : Gabrielle Herveet.

Par une mise en forme sensible des relations entre les astres, le monde vivant et les traditions humaines, Gabrielle Herveet nous invite donc à ralentir, à ressentir, à réapprendre à vivre avec les rythmes cosmiques – les saisons et les déclinaisons de la lumière, les éclipses et les lunaisons, les germinations et les floraisons – et à réinscrire pleinement nos existences dans l’entre-ciel-et-terre


Head image : Gabrielle Herveet, Entre deux solstices : calendrier des limites d’obscurité, 2024. 
8 draps teintés avec des végétaux, acrylique, blanc de Meudon, noir de fumée, ocres rouges et jaunes, fils d’or, végétaux. 250×16500 cm. Vue de l’installation dans la vitrine de La Terrasse espace d’art, Nanterre (12 octobre – 21 décembre 2024). Photo : Line Francillon.

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