Gabriel Kuri à la Biennale de Berlin.
Le réel, entre objets et incidents,
Neue Nationalgalerie, 14h30. La foule afflue en ces jours d’inauguration de la 5e biennale de Berlin. Dans ce haut lieu de l’architecture moderniste tardive, de marbre et de vitres, au dépouillement sombre et hiératique, Gabriel Kuri a érigé un ensemble de quatre grandes sculptures en métal jaune, à l’allure joyeuse. Placées au beau milieu de l’entrée, le spectateur doit les contourner afin de pénétrer dans l’espace d’exposition. Elles s’offrent ainsi clairement à la disposition du public, qui pourrait être désireux de les utiliser avant la visite. Des manteaux sont accrochés aux angles, des vestes reposent sur les aplats, des écharpes sont glissées dans des interstices et bouchent les courbes en creux, des pulls traînent nonchalamment de-ci de-là, au bord de la glissade. L’ensemble tient malgré tout, se fige quelques secondes avant de nouvelles combinaisons opérées par les visiteurs, ici le casque vient remplacer la poussette, là le chapeau fait place au parapluie. À côté de chaque article, des numéros aimantés à la sculpture permettent d’assurer presque normalement la fonction de vestiaire. Le titre de l’installation Items in care of items (2008), en forme de jeu de mots, insiste sur la possible confusion entre l’article déposé et son numéro, la situation de sculptures portemanteaux étant particulièrement inhabituelle : l’amas d’accessoires de toutes sortes et de vêtements en tout genre procède plus d’un arrangement de fortune que du classement ordonné du vestiaire traditionnel. À tout moment guette une vision que ces articles pourraient être des rebus, comme abandonnés au hasard par des inconnus. L’ambiguïté règne pourtant quant à l’impression générale : parfois le tout semble bien mis, tiré à quatre épingles, parfois le chaos semble prendre le dessus. Mais ce qui est constant est bien ce va et vient, ce perpétuel mouvement qui fait que jamais pendant deux mois l’installation ne sera la même. Les sculptures restent et l’incident arrive. Interrogé sur ce projet, Gabriel Kuri avoue avoir joué la carte de la sculpture publique, destinée au plus grand nombre dans le cas d’un événement comme la biennale : « Je crois que j’ai vraiment envie de réaliser des œuvres qui « font » vraiment quelque chose, ou qui se « développent » sur le temps, considérant ainsi le public comme un facteur déterminant et incompressible » (1). L’art étant particulièrement dommageable dans une telle situation, Gabriel Kuri a donc choisi de faire de l’interaction avec le public la cheville ouvrière de ses sculptures, concevant à rebours le processus de l’œuvre.
Considérant à distance ces masses jaunes statiques et leurs éléments collés, décollés, recollés, on ne peut s’empêcher de penser à une autre sculpture publique, anonyme cette fois, réalisée par des milliers de passants et immortalisée par une photographie de Gabriel Kuri. Tree with Chewing Gum (1999) figure le tronc d’un arbre, à proximité d’une station de bus à Mexico, recouvert jour après jour des chewing-gums de chacun, à équidistance les uns des autres, de proportions presque égales, colorés ou atones. Dans un geste si anodin, on se demande comment une telle harmonie est possible, comment on peut approcher la composition. « Un des merveilleux côtés quand on fait de l’art est que, dans le meilleur des cas, cela fait voir des choses sur les objets quotidiens et leur grammaire que l’on ne verrait jamais autrement. Beaucoup de ce que j’ai appris sur le monde s’est fait à travers l’observation de l’art des autres » (2). Ainsi, deux sacs remplis de courses donnent la sensation d’une sculpture, dit Gabriel Kuri (3). L’importance de la déhiérarchisation des matériaux est en effet à l’œuvre depuis belle lurette chez Kuri. Celui-ci utilise, pour ses sculptures, aussi bien des coupons, des tickets, que des sacs plastiques ou des fruits associés à des plaques de marbres ou de l’isolant. Chacun a son rôle à jouer, et une « cannette écrasée reste une cannette écrasée, et un reçu reste un reçu » (4). Collectés, mis ensemble, ces objets n’ont pas vocation à transformer l’oeuvre ni à opérer une fusion esthétique, mais procèdent à la formulation d’une addition.
En 2006, Gabriel Kuri formalise ce principe de mise à plat avec Five Views of Something Hidden III. Sur un support blanc, séparé en quatre compartiments, comme un décor de théâtre en quatre temps ou une exposition en quatre salles, sont posés autant d’objets ou de matériaux en attente de définition : une pierre peinte sur laquelle le lichen a repoussé, un sac de débris, un élément de caoutchouc isolant et une fausse perruque en mousse. Il suffirait que le support se mette à tourner pour que l’on se retrouve face à un mode de présentoir publicitaire. Mais rien ne tourne, si ce n’est le visiteur autour de l’installation, tentant d’assembler mentalement quatre éléments peu enclins à une fusion. Comme le suggère le titre, ce qu’il faut chercher est peut-être ailleurs, ni vraiment du côté de la consommation, ni tout à fait du côté de l’histoire de l’art, mais dans un entre-deux qu’il laisse au visiteur le soin de nommer. « À force d’interroger l’objet, celui-ci finira bien par céder et révéler son identité cachée » (5). C’est en tout cas ainsi que Kuri opère avec les choses. Des choses bien anodines qui semblent pourtant s’animer et retrouver une dignité, une fois arrangées. Sans pour autant faire parler une machine à coudre avec un parapluie (6), Gabriel Kuri dit affectionner le geste surréaliste. Dans Upside down Horizontal Line, 2007, des corbeilles à papier ajourées, au fond pris dans le béton, sont renversées et assemblées les unes aux autres. Leur relative transparence laisse entrevoir des branchages pris à l’intérieur, donnant une verticalité au corps. Disposées sur un fond de papier déroulé comme dans un studio photographique, c’est un véritable ballet dansé qui se joue sous nos yeux, celui de l’ici et du maintenant, plein de vie dans son immédiateté. Déracinées, elles exposent tout ce qu’a d’humain une chose, et de fait, le point de rencontre des œuvres de Gabriel Kuri.
( ) Katerina Gregos, Interview with Gabriel Kuri, « Between hard facts and soft informations », Janus, n°23, 2008.
(2) J. Martinez Krygowski, « Gabriel Kuri @ Serpentine Gallery, London, UK », in Kultureflash, London, n°81, March 17, 2004.
(3) Gabriel Kuri en conversation avec Marcella Beccaria, Turin, November 10 and 11, 2006, in Gabriel Kuri – and thanks in advance, Govett-Brewster Art Gallery, New Plymouth, Aotearoa, New Zealand, 2007.
(4) Maxine Kopsa, « Compost index » in Gabriel Kuri, Compost Index, Roma Publications, n°78, p.51.
(5) Gabriel Kuri, interviewé par Katerina Gregos, ibid.
(6) Personnages du sketch d’André Breton et Philippe Soupault, Vous m’oublierez, présenté à la salle Gaveau à Paris le 27 mai 1920, au cours d’une manifestation dada.
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