Zineb Sebira
Les aveux de l’archive : sur Zineb Sedira, Gardienne d’images (2010)
Mohammed Kouaci (1922-1996) est un photographe algérien dont l’œuvre remarquable reste malheureusement méconnue, des Français comme des Algériens. Il immortalisa notamment les aspects les plus divers de la Révolution et de l’Indépendance algérienne. Guidée par un devoir de mémoire vis-à-vis de l’histoire, mais aussi de cette œuvre personnelle, l’artiste Zineb Sedira a réalisé son projet Gardienne d’images afin de transmettre une lecture qui ne soit pas celle de la France, ni de l’Occident, mais qui prenne le point de vue du Colonisé (M. Kouaci fut le photographes de tous les combats et tous les organes politiques, du début à la fin de la guerre, de l’UGEMA au GPRA1) ; la vidéaste a pris un parti bien particulier, évitant que cette lecture réponde des codes du genre établis dans le champ documentaire2 ou à toute prétention d’objectivité, au profit d’un savoir en fragments épars – en suivant le paradigme de la trace (le négatif de la photographie, la voix du témoin).
Tout en nous ouvrant les boîtes recelant les photographies de M. Kouaci, Sedira nous donne surtout à entendre sa veuve, Safia Kouaci, légataire et conservatrice de cet héritage silencieux. Loin de se focaliser uniquement sur l’histoire algérienne, l’artiste rend d’abord justice à l’expérience individuelle de cette dernière, ses souvenirs intimes, son histoire d’amour avec le photographe autant que son histoire de femme engagée, à travers l’exil et la clandestinité, dans la lutte pour l’Indépendance. Pour ce faire, Amina Menia3, collaboratrice de Sedira, s’entretient avec la veuve – cette femme déjà âgée qui évoque d’emblée les affres de la solitude et de la vieillesse.
Les ressorts narratifs et esthétiques de Gardienne d’images reposent sur le choix formel du double écran (ou split screen). D’un côté – à gauche et en noir et blanc, les photographies de M. Kouaci telles que les protagonistes les consultent collectivement, les sortent de leurs boîtes, les passent en revue, les retournent, etc. et de l’autre – à droite et en couleur, le témoin, Safia Kouaci, qui occupe presque totalement et continuellement ce côté-ci de l’écran. Le corps se joue parfois de cette frontière entre le monde des morts et celui des vivants, en la franchissant. Le spectateur est également retenu par quelques plans « impressionnistes », divulguant les clairs-obscurs et la picturalité de l’appartement ou de ce huis-clos4: reflets lumineux sur la caméra divagante et compositions fantomatiques avec les lignes du mobilier sont autant de jeux avec le proche et le lointain, l’impermanence du présent et la persistance du passé. Le dispositif du témoignage consiste en un subtil montage entre l’oralité de cette parole subjective, et les images reproductibles d’une histoire à réinterpréter, relire, « remonter » par cette mémoire vive du témoin. On pourrait dire que les photographies s’exhibent essentiellement comme « reproductions de reproductions », vu le soin mis par Sedira à les disperser entre tirages, négatifs ou encore images imprimées dans un des rares ouvrages illustrés consacrés à M. Kouaci (c’est-à-dire entre différentes qualités d’« indices »).
Un tel dispositif de corps à corps entre le témoin et l’archive ne peut manquer de poser quelques tranchantes questions à l’adresse des pratiques historiographiques, depuis le point exact révélé déjà par Michel de Certeau, observant qu’elles oscillent entre « faire l’histoire » et « raconter des histoires » ; là où « le “dire” est sur sa limite, au plus proche du “montrer” ». À suivre de Certeau, on pourrait affirmer que le contentieux de l’art contemporain avec l’écriture de l’histoire ne l’empêche pas de renouer parfois avec l’esprit de la « galerie d’histoire ». Ainsi présentées, les photographies de M. Kouaci forment une suite de portraits (des dirigeants algériens jusqu’à Che Guevara ou Franz Fanon de visite en Algérie), d’effigies (des familles exilées arpentant les routes, des camarades de lutte réunis par le théâtre…) et d’emblèmes (des signes révolutionnaires, politiques et militaires) qui pourrait faire penser à un musée du xviiie siècle5 : ce temps où le concept de collection ne connaissait pas encore de frontière définie entre public et privé, entre monstration et conservation, et que la juxtaposition des œuvres dans l’espace s’offrait indistinctement au regard intime du connaisseur, comme bientôt, à celui distancié et profane du flâneur. Il a bien fallu attendre la Révolution française et 1793 pour que le Louvre accueille le grand public. C’est pourquoi nous retrouvons ici le reflet contemporain du lien entre histoire révolutionnaire – de l’Algérie – et exhibition des images : le dispositif instauré par Sedira répond aussi d’une contre-muséologie de ce corpus photographique ; la nature fragmentaire de son discours est comme une réponse anticipée à l’ordre que lui aurait imposé le Musée ou l’historiographie officielle de la guerre d’Algérie.
Mais en soutenant le postulat que nous restons irrémédiablement face à une « archive », prenant le risque de déborder l’autonomie de l’œuvre et de son auteur, le travail de Zineb Sedira se trouve dans une position relativement ambiguë. Les intertitres organisant le déroulé du témoignage – leur tentative de classement – ne sauraient se prémunir entièrement du fétichisme de l’archive6. L’impératif de donner visibilité, sous la forme totale de l’« exposition », semble ne fonctionner qu’en rejouant la « sous-exposition », sous la forme discontinue et fragmentaire de l’archivage. Car archiver c’est classer : ce qui signifie à la fois mettre de l’ordre et renvoyer ou « classer sans suite » (peut-être alors que les raisons empêchant Safia Kouaci de le faire ne sont pas uniquement physiques ou administratives). D’où ces plans très appuyés sur le matériel d’archivage, les boîtes empilées (et non classées) où se lisent le nom des rubriques – « portraits », « amis », « vues d’Alger », « diapo diverses » – ainsi que les difficultés de la veuve, soit à se remémorer certains détails de l’histoire, soit à affronter les murs qui se hissent devant l’œuvre de son mari.
Que le corps du témoin ausculté, détaillé, fragmenté par la caméra contribue à donner corps à l’archive – disséquée, dévoilée – c’est un fait remarquable qui ne doit pas faire oublier les eaux troubles de ce même corps à corps à travers l’histoire des savoirs indiciaires sur l’homme7. Dans cette oscillation entre le témoignage, l’autobiographie et la confession, les images distribuées par la « gardienne » problématisent et renouvellent les dispositifs de la parole sur soi. Reste que le témoin8 doit désormais se mesurer au silence rompu des images, cherchant à redéfinir sa place et son discours face aux aveux de l’archive.
[1] UGEMA : Union générale des étudiants musulmans algériens. GPRA : Gouvernement provisoire de la République algérienne.
2 Pensons tout simplement à La Guerre d’Algérie (1972, 160 min) de Yves Courrières et Philippe Monnier, un des premiers documentaires sur le sujet. Sur le point de vue du Colonisé voir par exemple, Renaud de Rochebrune & Benjamin Stora, La Guerre d’Algérie vue par les algériens, t. 1, Des origines à la bataille d’Alger, Paris, Denoël, 2011.
3 Amina Menia est une artiste basée à Alger et amie de la famille Kouaci.
4 Sur les difficultés et les tabous ayant guidé la représentation de la guerre d’Algérie dans les œuvres de fiction, notamment le recours permanent au huis-clos, voir Benjamin Stora, Imaginaires de guerre. Les images dans les guerres d’Algérie et du Viêtnam, Paris, La Découverte, 2004 [1997].
5 Pour toutes les citations voir Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 117-118 sq.
6 « Il n’y a pas d’issue au fétichisme et l’espace retranché du musée, où sont consacrés ou déconsacrés les chefs-d’œuvre, n’échappe pas à cette règle implacable. » Yves-Alain Bois, « Exposition : esthétique de la distraction, espace de démonstration », in Cahiers du Musée national d’art moderne, n°29, automne 1989, p. 62.
7 Pensons au dispositif de la photographie anthropométrique, mobilisée également en contexte colonial. Bien qu’il ne s’agisse pas d’entendre un témoin, la volonté de savoir physiognomonique conduit au même corps à corps entre l’individu et l’archive qui l’« enregistre ». Voir Allan Sekula, « The Body and the Archive », October, vol. 39, hiver 1986.
8 Sur les rapports complexes du voir et du savoir mais aussi sur l’historicisation de « l’ère du témoin » à laquelle nous sommes liés aujourd’hui, voir François Hartog, Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Paris, Gallimard, 2005, p. 36 sq.
The Archive’s Confessions: on Zineb Sedira, Gardienne d’images (Guardian of Images), 2010
Mohammed Kouaci (1922-1996) was an Algerian photographer whose outstanding body of work, sadly, remains little known in France and Algeria alike. In particular, he immortalized the most varied aspects of the Algerian Revolution and Algerian Independence. The artist Zineb Sedira is guided by a duty of memory in relation to not only history but also to this personal œuvre, and has accordingly produced her project Gardienne d’images (Guardian of Images) with the intent of transmitting a reading that is neither that of France, nor that of the West, but one which takes the viewpoint of the Colonized (Mr. Kouaci was a photographer who recorded every manner of combat and every manner of political mouthpiece, from the beginning of the war to its end, and from the UGEMA to the GPRA);1 the video-maker has made a very specific decision, preventing this reading from corresponding to genre codes drawn up in the documentary arena2, and to any claim to objectivity, in favour of a body of knowledge in scattered fragments—complying with the paradigm of the trace (the negative of the photograph, the voice of the witness).
While Sedira opens up the boxes containing Mr. Kouaci’s photographs for us, what she above all presents us with is his widow, Safia Kouaci, legatee and curator of this silent bequest. Far from focusing solely on Algerian history, the artist first of all does justice to her personal experience of this latter, her private memories, her love affair with the photographer as well as her tale of a politically involved woman, by way of exile and a life underground, in the struggle for Independence. To achieve this, Amina Menia3, Sedira’s associate, talks with the widow, an already elderly woman who right away brings up the pangs of loneliness and old age.
The narrative and aesthetic mainsprings of Guardian of Images are based on the formal choice of the split screen. On one side—on the left and in black-and-white—Mr. Kouaci’s photographs as the various protagonists collectively consult them, take them out of their boxes, have a good look at them, put them back, and so on. And on the other side—on the right and in colour—the witness, Safia Kouaci, who takes up this side of the screen almost totally and continually. At times, the body thwarts this borderline between the world of the quick and that of the dead, by crossing it. The viewer is also exercised by one or two “impressionist” shots, disclosing the chiaroscuros and the pictorial nature of the apartment and these closed doors4: light reflections on the shifting camera and ghostlike compositions with the lines of the furniture are so many interplays with near and far, the impermanence of the present and the persistence of the past. The testimonial arrangement consists in a subtle montage between the oralness of these subjective words, and the reproducible images of a history to be reinterpreted, re-read, and “re-edited” by this witness’s firsthand memory. We might say that the photographs are essentially displayed like “reproductions of reproductions”, given the care taken by Sedira to disperse them amid prints, negatives and printed images in one of the rare illustrated books devoted to Mr. Kouaci (meaning, between different qualities of “clues”). Such a hand-to-hand arrangement between witness and archive cannot fail but raise certain trenchant questions in the matter of historiographical practices, from the exact point already revealed by Michel de Certeau, observing that they waver between “making history” and “telling stories”; precisely where “saying is at its limit, as close as it can get to showing”. If we go along with de Certeau, we might say that contemporary art’s bone of contention with the writing of history does not prevent it from sometimes linking back up with the spirit of the “history gallery”. Presented in this way, Mr. Kouaci’s photographs form a sequence of portraits (from Algerian leaders to Che Guevara and Franz Fanon visiting Algeria), effigies (exiled families roaming the highways and byways, comrades in struggle brought together by the theatre…) and emblems (revolutionary, political and military signs) possibly calling to mind an 18th century museum5: that time when the collecting concept still knew nothing about any defined boundary between public and private, between displaying and conservation, when the juxtaposition of works in space was offered willy-nilly to the connoisseur’s private way of seeing things, as it would soon be to the removed and layman’s eye of the promenader. It was, let us recall, not until the French Revolution and the year 1793 that the Louvre opened its doors to the general public. This is why we here find the contemporary reflection of the link between revolutionary history—of Algeria—and display of images: the arrangement introduced by Sedira thus tallies with a counter-museology of this body of photographic work; the fragmentary nature of her discourse is like an anticipated answer to the order that might have been dictated to her by the Museum, or the official historiography of the Algerian War.
But in upholding the postulate that we are still irremediably facing an “archive” taking the risk of spilling over from the autonomy of the work and its author, Zineb Sedira’s work is in a relatively ambiguous position. The inter-titles organizing the unfolding of the testimony—their attempt at classification—cannot be completely protected against the fetishism of the archive.6 The imperative to give visibility, in the total form of the “exhibition”, only seems to work by re-enacting the “sub-exhibition”, in the discontinuous and fragmentary form of archiving. Because archiving is classifying, which means both creating order and referring or “disconnectedly classifying” (perhaps when the reasons preventing Safia Kouaci from doing so are not uniquely physical or administrative). Whence these shots very focused on archiving equipment, boxes piled up (and not classified) on which you can read the names of headings—“portraits”, “friends”, “views of Algiers”, “miscellaneous slides”—as well the widow’s difficulties be it in recollecting certain details of history, or in dealing with the walls erected in front of her husband’s oeuvre.
The fact that the body of the witness, listened to, detailed, fragmented by the camera, helps to give shape to the archive—dissected, revealed—is a noteworthy fact which should not let us forget the troubled waters of this same hand-to-hand phenomenon through the history of forms of knowledge giving clues about man.7 In this wavering between testimony, autobiography and confession, the images handed out by the “guardian” make issues out of and renew the systems of words about oneself. The fact remains that the witness8 must henceforth be gauged by the broken silence of the images, seeking to refine his or her place and discourse in the face of the archive’s avowals.
[1] UGEMA: Union générale des étudiants musulmans algériens/General Union of Algerian Muslim Students. GPRA: Gouvernement provisoire de la République algérienne/Provisional Government of the Algerian Republic..
2 Let us think quite simply of La Guerre d’Algérie (1972, 160 min) by Yves Courrières and Philippe Monnier, one of the first documentaries on the subject. On the viewpoint of the Colonized, see, for example, Renaud de Rochebrune & Benjamin Stora, La Guerre d’Algérie vue par les algériens, vol. 1, Des origines à la bataille d’Alger, Paris, Denoël, 2011.
3 Amina Menia is an Algiers-based artist and friend of the Kouaci family.
4 On the difficulties and taboos that steered the representation of the Algerian War in works of fiction, in particular the permanent resort to closed doors, see Benjamin Stora, Imaginaires de guerre. Les images dans les guerres d’Algérie et du Viêtnam, Paris, La Découverte, 2004 [1997].
5 For all the quotations see Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 117-118 sq.
6 “There is no way out of fetishism, and the retrenched space of the museum, where masterpieces are consecrated or de-consecrated, does not sidestep this relentless rule.” Yves-Alain Bois, “Exposition : esthétique de la distraction, espace de démonstration”, in Cahiers du Musée national d’art moderne, n°29, Autumn 1989, p. 62.
7 Let us think of the device of the anthropometric photograph, also made use of in colonial contexts. Although it may not be a matter of hearing a witness, the desire for physiognomic knowledge leads to the same hand-to-hand phenomenon between the individual and the archive which “records” him. See Allan Sekula, “The Body and the Archive”, October, vol. 39, Winter 1986.
8 On the complex relations between seeing and knowing, but also on the historicization of the “age of the witness” to which we are nowadays linked, see François Hartog, Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Paris, Gallimard, 2005, p. 36 sq.
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