Melik Ohanian
Melik Ohanian par Raphael Brunel
From the Voice to the Hand
En occupant simultanément quinze lieux dans Paris, Melik Ohanian fait preuve d’un véritable don d’ubiquité. Pourtant, From the Voice to the Hand ne constitue qu’un seul et même projet morcelé dans une multiplicité d’espaces-temps : donner naissance à une œuvre où se confrontent réalité préexistante et envie d’agir sur le monde. Offrir, en somme, un lieu à une utopie rendue possible.
Le principe a beau être excitant, l’énoncé soulève quelques inquiétudes : assiste-t-on à une OPA artistique en Ile-de-France ? A une énième variation in situ ? Le projet de Melik Ohanian s’envisage moins en termes d’ego que comme manière de questionner, en en multipliant les points d’accès, la nature et les limites de l’exposition. L’omniprésence s’efface ainsi au profit d’une coexistence de dispositifs engendrant la cartographie d’un nomadisme spatial, temporel et conceptuel.
Bien que connectée à un même programme, chaque exposition fonctionne comme un organe autonome nouant une relation privilégiée avec un contexte spécifique. Au Plateau, Melik Ohanian prend en compte la structure d’un lieu initialement destiné à devenir un supermarché en abaissant le système d’éclairage qui court dès lors dans l’espace comme un fil conducteur et illumine un sol jonché de lettres en plâtre. Lunaire, l’installation évoque une steppe clairsemée de monticules de voyelles et de consonnes en pagaille. Rien de bien lisible. Ces îlots trouvent pourtant leur origine dans les archives sonores de philosophes dissertant de réalité et d’imaginaire, de corps et d’utopie. Melik Ohanian dissout la parole, formalisant ainsi un désert de pensée. En écoute sur le site web du projet, les enregistrements prolongent l’expérience, en jouant sur la réminiscence, dans une temporalité et une perception différées. Sans fixer de règles, il laisse au spectateur la responsabilité de s’emparer de ces lettres, de les manipuler ou pas, taquinant ainsi son désir face à une œuvre qu’on lui a appris à ne pas toucher.
A partir de réalités sociales et géographiques, Melik Ohanian propose des fictions opérantes comme le Cosmoball, qui se joue à trois équipes sur terrain circulaire et qu’il qualifie de « sculpture praticable », la réalisation d’un hamac pour géant par les habitants d’un village du Yucatán ou la valorisation de zones de non-production et de non-événement. Les œuvres s’envisagent alors comme les étapes intermédiaires d’une forme en mouvement, d’un dialogue avec une population et un territoire. Melik Ohanian prolonge ainsi les problématiques d’un Pierre Huyghe qui considère l’exposition comme paysage, moment d’un scénario ouvert sur le monde où se jouent les conditions et les temps de production d’un projet, son potentiel mythologique et la prise en compte relationnelle de ses différents acteurs.
Il n’en demeure pas moins regrettable, tant l’artiste préfère la ligne de fuite à l’achèvement, de circonscrire par des mots le trouble joyeux que suscite la dissolution de nos habitudes de perception. Reste à chacun d’aller éprouver à sa manière cette poésie de la trace et du temps libéré.
liste des lieux : Abbaye de Maubuisson, Centre Pompidou, Centre musical Fleury Goutte D’or – Barbara,
Cinéma l’entrepôt, Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, Collège Rosa Park, Fac-La Courneuve, Frac Ile-de-France/Le Plateau, France Culture Atelier de création radiophonique, Fiac / galerie Chantal Crousel, Galeries de Multiples, Le Centquatre, Mac/Val, Piscine de Belleville, Complexe sportif Alfred Nakache, Yvon Lambert Librairie, Quinze posters publics – Observatoires.
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- Du même auteur : Rentrée : Mode d'emploi, Matière à paysage à la Galerie, Noisy,
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