Stéphane Calais au Crédac
Stéphane Calais, l’amour et ses silences
par Hugues Jacquet
L’amour comme la haine se nourrissent de silence. Dans un premier temps, Calais fait pénétrer le visiteur entre deux grands lès de moquette blanche, signifiant un impossible recul sur deux fresques en noir et blanc qu’il a peintes en face à face. Depuis ce couloir artificiel, seule une vision oblique est possible. Point de perspective, écraser toute figuration sous le seul noir. Sur le mur face à nous une série de portraits. Ces figures sont à chaque fois associées à une photographie de l’atelier/bureau de Calais ainsi qu’à une feuille-palette : la dissolution du noir en nuances de gris, la recherche de l’épaisseur d’un trait pour mieux représenter. « Mythe, Histoire, Studio, dix dessins (96×71 cm) » sont de même taille, encadrés et accrochés avec rigueur, celle d’une décoration de bon goût. Le travail de l’artiste en son atelier, la peinture d’Histoire, l’art du portrait, la figuration, … ce sont d’autres strates que nous allons explorer. Si l’écologie de Stéphane Calais, au sens de Gombrich, comprend de nombreuses références dans le champ de l’art, il en tait beaucoup. C’est sans doute mieux ainsi, nous avons besoin de silence pour observer ce qui va suivre. A nous aussi, les mots vont manquer et le verbe se tarir. Comme souvent avec Calais, les références se puisent dans le silence des livres.
Nous quittons la première pièce de « L’amour », l’exposition de Stéphane Calais au Crédac. Les salles présentent toutes une pente suffisamment inclinée pour ne jamais oublier que nous glissons, « […/J’ai peur que l’Amour ne pose trop crûment sa question/Et je ne sais plus ce qui m’a fait venir ici/Pas plus que l’os ne peut répondre à l’os dans le bras/Pas plus que l’ombre ne peut voir l’ombre/Nous nous dirigeons vers la mort/Comme qui ferait du canot dans un petit lac, […] ». Ce poème de Jack Spicer -« Billy the Kid »-est lu, en anglais ou en français, par différentes personnes, à chacune leur ton, leur emballement, leur silence, leur inspiration et leur respiration. La pièce comprend 18 grandes suspensions composées chacune d’une feuille de rodhoïd pliée, translucide et peinte au sprays de couleurs vives, acidulées, comme certaines des friandises que nous verrons plus bas. Les tessitures des voix font varier l’intensité des ampoules placées au centre de cette forêt en suspension. Ce dispositif est l’écho lointain de Maintenant/Now (1997-FRAC Reims), une série de trente six lampions de papier associée à un poème de Denis Cooper, hommage à un ami suicidé. « Il s’agit perpétuellement de leur réinsuffler une vie nouvelle », l’artiste ne peut ni ne veut parfaitement reproduire, il s’agirait de nier une œuvre en perpétuelle expansion, mouvante, comme les racines d’un arbre se développent en réseau, comme l’homme traverse la vie et est traversé par elle.
« Sans doute, écrit Paul Ardenne, peut-on ne pas aimer ce type d’art dorlotant et malmenant d’un même tenant son spectateur. On peut l’interpréter, aussi bien comme un don. Don de l’univers propre de l’artiste, univers mouvant, singulier, irréductible à une agrégation générale […]. Don, en parallèle, d’une possibilité d’ouverture de libre lecture » (Ib. idem). Prenons l’auteur au mot, l’univers de Calais est travaillé de références littéraires, rempart à la violence faite au langage mais aussi pratique solitaire, silencieuse, dans l’intimité de sa chambre, de soi.
Antichambre.
Une pièce avant « La chambre » –œuvre majeure de l’exposition-, une pièce étroite et longue au fond de laquelle est accrochée une seule toile, abstraite, à l’exception d’une paire d’ailes : « L’assassinat de Bruno Schultz » (2004). Depuis 1988, quand Stéphane Calais découvre l’œuvre de Schultz lors d’une exposition organisée par Germain Viatte au Musée Cantini à Marseille, l’artiste est habité par le parcours de ce personnage, il « fait partie des dessinateurs de fantasme, cette grande lignée qui forge réellement un univers global à partir de sources personnelles et d’une pratique sexuelle ‘minoritaire’ […].Mais c’est plus en rapport avec le dessin du 19ème siècle que se situe le travail de Schultz avec comme figures tutélaires Goya et Rops. ». En suivant ce lignage -cette ligne tramant silencieusement des univers singuliers- nous traçons les contours de l’œuvre de Stéphane Calais.
Bruno Schultz (1892-1942, Drohobycz, Pologne) avait du sa survie à un gradé nazi, Félix Landau, et à son statut de « juif utile ». Landau, en échange de sa protection et de nourriture, demande à Schultz de peindre la chambre de son fils d’une fresque féérique. Les contes ont plusieurs lectures, nul besoin de convoquer Freud ou Bettelheim, et Bruno Schultz d’être condamné à vivre mille et une nuits sans jamais l’espoir de l’aube. Vivre pour peindre. Peindre pour vivre. Bruno Schultz est assassiné un soir de novembre 1942 par la Gestapo.
« La chambre de Schultz » (2008)
Dans la plus grande pièce du Crédac, Stéphane Calais a disposé une chambre aux murs défoncés, trois poutres en suspens, et en polystyrène – nous sommes devant une mise en scène- dessinent le reste d’une faîtage, elles tiennent appuyées contre le conduit d’une cheminée. Les murs intérieurs sont parcourus de lignes pastel, les couleurs que l’on attribue à une chambre d’enfant. Les pans extérieurs sont recouverts de dessins de friandises, elles sont d’encre et de plâtre. Aux murs de la pièce d’exposition la plus souterraine du Crédac, Stéphane Calais a collé 8 affiches s’inspirant de dessins originaux de Schultz. Bruno Schultz est souvent représenté, dans la partie basse du cadre, en figure de dominé, au plus proche des pieds de femmes fatales, directement reliées à l’univers fantasmatique de la fin du siècle précédent tout en empruntant des traits à l’expressionnisme allemand. A ce fétichisme du pied, à la domination masochiste, Calais répond en dessinant une immense langue, prête à lécher en grand, tant les fausses sucreries que ces obscurs objets du désir.
La chambre du fils de Landau et les fresques de Schultz ont été retrouvées en 2001 en Ukraine grâce au cinéaste allemand Geisser. Ces fresques sont aujourd’hui invisibles. Les témoignages indiquent qu’elles montrent un paysage fabuleux et, comme tout conte, un double niveau de lecture. La forêt, noire comme le veulent les légendes, représente aussi le lieu où Landau et ses hommes menèrent leurs plus basses tâches. Le nazi et sa femme sont peints sous les traits du Roi et de la Reine, despotes en leur royaume, et, camouflées au premier regard, des langues… Bruno Schultz confia un jour à un critique littéraire « Il me semble que le type d’art qui me tient à cœur est justement une régression, une espèce de retour à l’enfance. […] Cette époque “géniale”, ces “temps messianiques” dont les mythologies nous ont toujours promis et même affirmé l’avènement. Mon idéal est d’être assez “mûr” pour retrouver l’enfance. C’est en cela qu’à mon avis consiste la vrai maturité » (Schultz -Oeuvres complètes, Denoël, 2004).
Stéphane Calais, en s’arrêtant sur le travail et la vie de Schultz, se confronte aux limites de la représentation : « L’idée principale qui me poursuivit pendant 10 ans fut celle de la représentation de la chambre. Comment mettre en place la question de l’horreur, du fantasme et du conte ? » Son dispositif, en fait, ne montre rien de l’intérieur de la chambre. Le silence après la destruction, les non-dits et les non-représentés dans « La chambre de Schultz » lient intimement l’œuvre de Stéphane Calais à celle de Bruno Schultz, ils entrent en résonance. L’amour de la littérature – Bruno Schultz fut un écrivain d’exception-, l’attrait pour le monde des contes et de l’enfance – La chambre comme la maisonnée de la sorcière dans « Hansel & Gretel », « Jack et le haricot magique » en réponse à la commande de la Caisse des Dépôts et Consignations…-, l’importance du noir et blanc en regard des couleurs les plus vives, les plus lumineuses celles qui impressionnent durablement l’enfant. Il faut rappeler que Schultz par ses tropismes techniques dessinait en noir et blanc mais ses écrits montrent une perpétuelle recherche pour mieux retranscrire la lumière, le soleil…. Il semble même écrire à rebours pour Stéphane Calais, « Les cristaux prismatiques qui pendaient sous la lampe remplissaient la pièce de couleurs diffuses, un arc-en-ciel jaillissait dans tous les coins, et lorsque la lampe tournait sur ses chaînes, toute la pièce se mettaient en marche avec les fragments de l’arc-en-ciel, comme si les sphères des sept planètes glissaient les unes dans les autres en tournant » (« Le sanatorium au croque-mort », ib.idem, p.126, Paris, 2004).
L’artiste cherche la lumière et, par ce biais, nous enseigne l’ombre. Ils sont là car le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face.
« L’amour » Stéphane Calais
Le Crédac – Centre d’art contemporain d’Ivry
93, avenue Georges Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine
Informations : +33.(0)1.49.60.25.06
Du mardi au vendredi de 14h00 à 18h00, samedi & dimanche de 14h00 à 19h00
Entrée libre. M° ligne 7, mairie d’Ivry.
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