Joachim Koester : Sympathy for the Devil
Joachim Koester, Of Spirits and Empty Spaces, Institut d’art contemporain de Villeurbanne (IAC), du 10 décembre au 19 février 2012
« L’occulte n’a pas laissé beaucoup de monument ». C’est en archéologue que Joachim Koester parcourt le réel sur les sentiers embroussaillés qui mènent à l’histoire des sociétés secrètes, de l’ésotérisme, la magie noire, et autres recherches d’une vérité transcendantale par l’altération de la conscience. Il revient sur les lieux du crime, là où tout a disparu – ou a été consciencieusement recouvert par le présent, traque les fantômes et tente de collecter les preuves de l’invisible. Sa folie le mène en Transylvanie (dans l’actuelle Roumanie), pour refaire le voyage de Jonathan Harker envoyé par Bram Stoker dans son roman de 1897 à la rencontre du conte Dracula. Ici les ruines de l’ère communiste ont recouvert le paysage qu’habitait la légende. Ailleurs, en Sicile, l’Abbaye de Theleman, villa occupée dans les années 1920 par une communauté formée par le sulfureux occultiste britannique Aleister Crowley pratiquant la magie, le yoga, des rites sexuels et l’usage des drogues, est encore là sous les ronces, perdue dans l’urbanisme frénétique d’une cité balnéaire. « Alors que je remontais le sentier à peine visible menant à ce qui avait été l’entrée principale, raconte Koester, je me sentis si ému par ces lieux plongés dans le sommeil que je dus marquer une pause. » Ainsi le travail documentaire procède-t-il par la subjectivité, cette histoire là a pour méthode l’intuition et peut-être ne peut-on y accéder que par les sens ? Épris par ce passé fantasmé, l’artiste l’approche tel un sourcier, il sait qu’il est là, il l’entend, dans les murs. L’histoire va bientôt resurgir.
Mais c’est assez péniblement qu’on y accède, dans les dispositifs documentaires éclatés de Koester, dans des formes trop peu éloquentes et nécessairement indexées par des kilomètres de textes qui racontent l’histoire à leurs place. On a parfois du mal à le suivre, quand son voyage dans les profondeurs du temps le mène à mesure de digressions des Hashashins (assassins) d’Alamut au club des Hashishins fondé par le psychiatre Jacques-Joseph Moreau au milieu du XIXème siècle à Paris, jusqu’à la figure d’Henri J. Anslinger prohibant la marijuana aux Etats-Unis dans les années 1930, puis à la culture de l’herbe dans les années 1980… Est-ce par crainte de ne pas parvenir à embarquer le visiteur dans ses histoires que Koester a pensé cette scénographie qui emprunte au vocabulaire du train fantôme, avec ses lanternes vertes dans la pénombre et ses bardages de bois brut sortis du décor d’Evil Dead ? Certains dispositifs peinent à distinguer leur statut. Et l’on pourrait se demander quel genre d’artiste est Koester, si la forme n’est pas qu’un support du récit, le prétexte à raconter cette histoire, là plutôt qu’ailleurs, dans le champ de l’art (mais alors dans quel autre espace la démarche de Koester pourrait-elle exister ?).
Nul doute cependant que Koester soit photographe. Héritières de la photographie objective les siennes se chargent d’un potentiel fictionnel tout à fait déroutant. Imprégnées par le récit dont elles procèdent, et sollicitant subtilement une mémoire visuelle collective forgée sur l’écran de cinéma – autant, peut-être, que dans la presse de fait-divers – ces photographies semblent fournir les preuves les plus évidentes de ce qu’elles sont censées contredire, comme si le filtre de la légende et des croyances était indécollable du réel. Le réalisme de Koester est mystificateur ! Dans la série From the Travel of Jonathan Harker (2003), les lotissements bétonnés ou les exploitations forestières de Transylvanie sont plus angoissants dans leur réalité que l’idée que puisse y roder quelques descendants de Dracula. Comme si le dangereux spiritisme de Koester avait tout fait basculer de l’autre côté, irréversiblement. Avec cette objectivité rétive au rationalisme, Koester s’amuse alors à revenir sur les pas d’Emmanuel Kant (The Kant Walks, 2005) dont le poète Thomas de Quincey raconte dans une biographie (Les derniers jours d’Emmanuel Kant, 1854), qu’il parcourait les rues de Königsberg pour oublier ses terribles cauchemars. Koester dessine une psychogéographie à partir des dérives du philosophe, dont les troubles psychiques pourraient bien annoncer la mauvaise fortune de la ville (saccagée par les nazis, bombardée et prise par le régime soviétique). Dans la série Histories (2003-2005), en feignant un hommage à la photographie objective et conceptuelle, Koester s’attelle à un autre mythe, qu’il démystifie par la re-mystification, et – encore plus fort – par le moyen du dédoublement. Ainsi est-il allé re-photograhier les immeubles d’Ed Rusha pour Some Los Angeles Apartments (1965), une usine de charbon en Pennsylvanie répertoriée par les Becher ou les parcelles de terrains new-yorkais photographiées par Gordon Matta-Clark pour Fake Estate (1974). Dans l’intervalle entre les deux photographies exposées côte à côte se sont glissées des décennies d’histoire à fantasmer, de récits personnels, qui minent la littéralité de la première image, alors qu’elle mime son esthétique.
Ça y est ; les fantômes que les photographies de Koster ne montrent pas apparaissent, et il serait vain de croire qu’on sortira indemne d’ici. L’artiste a tout mis en place pour procéder à notre envoûtement. Cela commence avec la vidéo épileptique Demonology (2005) où s’agitent et se confondent des petites figures démoniaques comme celles qu’on trouve dans les recoins des chapelles en Norvège, qui fut le théâtre de sanglantes chasses aux sorcières au XVIIème siècle. Plus loin, Koester applique la même technique d’animation à partir des dessins réalisés sous mescaline par Henri Michaux (My frontier is an endless wall of points, 2007). On soupçonne aussi que les films 16 mm projetés sur de trop grands écrans aient des velléités d’ensorcellement. Ils tentent du moins de nous enseigner une gestuelle chamanique, ainsi de l’étrange danse d’un jeune homme inspirée par des enseignements de Carlos Castaneda (To navigate in a geniune way, in the uknown necessitates an attitude of dairing but no one of recklessness, 2009), où même de cette chorégraphie pour mains fébrilement interprétée à partir des Incomplete open cubes de Sol LeWitt (Variation of incomplete open cubes, 2011), qui confirme le mot de LeWitt : « les artistes conceptuels sont plutôt mystiques que rationalistes. Ils arrivent à des conclusions que la logique ne peut atteindre » (Sentences on conceptual art, 1969).
Véritablement, Koester nous ouvre les portes de la perception, et avec la substance de cette exposition dans le sang, tout un pan de la culture dévoile son côté obscur. Avait-on déjà remarqué la présence d’Aleister Crowley sur la pochette de l’album Sergent Pepper des Beatles ? Dans le « laboratoire espace cerveau », le critique d’art Yann Chateigné met au jour les influences insoupçonnées et « hallucinantes » des pratiques d’altération de la conscience sur la littérature et la musique.
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