Sans bruit et sans fureur, Elise Florenty & Marcel Türkowsky
Bien qu’ils travaillent régulièrement ensemble depuis 2006, l’exposition d’Élise Florenty et Marcel Türkowsky au Plateau est la première qu’ils cosignent. Et force est de constater que l’on retrouve ici les différentes problématiques habituellement développées dans leurs pratiques respectives, de l’observation de notre rapport au monde au jeu perpétuel entre fiction et réalité, en passant par un questionnement récurrent sur la puissance poétique du langage. Through Somnambular Laws nous invite donc à pénétrer leur univers hautement poétique, composé de fragments d’un réel magnifié. Outre une mise en espace qui cherche à désorienter le visiteur – salles plongées dans la pénombre, parcours labyrinthique –, c’est surtout le rythme imposé par les deux artistes qui confère à l’ensemble ce sentiment si étrange de perte et d’abandon, d’un espace-temps spécifique à l’exposition. Se succèdent à mesure de la déambulation des vidéos assez courtes et hypnotiques et des films beaucoup plus longs et contemplatifs. The Fallible Infallible, The Infallible Fallible (2012) fait manifestement partie de la première catégorie. Ce gros plan sur des pieds nus dorés qui dansent sur les ruines d’une architecture convoque à la fois l’esthétique des empilements de favelas et le travail d’Helio Oiticica, mythique artiste brésilien aujourd’hui décédé.
La majeure partie des œuvres présentées ici convoque d’ailleurs de grandes figures artistiques et littéraires, de Heiner Müller à Lygia Clark en passant par Samuel Beckett. Toutefois, Élise Florenty et Marcel Türkowsky sont bien loin d’une simple pratique de la citation. En effet, une fois revisitées et actualisées, ces multiples références sont avant tout un biais par lequel développer une vision du monde singulière, subtile combinaison de politique et d’onirique. Et toute l’exposition est à l’avenant, entre un ancrage fort dans la réalité et une volonté farouche de transcender celle-ci. Le dyptique Holy Time In Eternity, Holy Eternity In Time est emblématique de cette démarche. When I See You, You Look Like Me And I Look Like You (2010), sa première partie, donne à entendre le monologue d’un nomade noir nommé Major Young, où sont abordés des thèmes tels que la liberté, le racisme, l’aliénation ou la religion. Mais la retranscription en miroir de ces paroles – le « je » et le « tu » sont inversés – perturbe considérablement notre appréhension de cette œuvre. À qui s’adresse Major Young ? Qui pose et qui répond aux questions ? Ce faisant, les deux artistes parviennent à désorienter le spectateur tout en proposant une subtile réflexion sur la question afro-américaine aujourd’hui. Quant à la vidéo A Journey Into Yoknapatawpha (2011), seconde partie du dyptique, elle nous emmène sur les traces de William Faulkner, plus précisément dans le Yoknapatawpha, Comté imaginaire du Mississipi dans lequel l’auteur américain a situé nombre de ses romans. Une fois les frontières entre réel et imaginaire tombées, il ne reste qu’à se laisser porter par les images de ce film habité par l’histoire, la nature et la littérature si particulière de cette région. Hommage à l’un des plus grands auteurs américains tout autant que plongée dans un territoire aux atmosphères troubles et magiques, pour le moins propices au fantasme, cette vidéo évoque une certaine histoire de l’Amérique, qui a rarement droit de cité habituellement.
Ni ouvertement militantes, ni totalement fantasmagoriques, les œuvres d’Élise Florenty et Marcel Türkowsky se situent à la croisée de nombreux champs de réflexion, offrant ainsi un point de vue aussi juste que décalé sur nos sociétés contemporaines. Une « résistance par la poésie », pour paraphraser les deux artistes.
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- Du même auteur : Venise 2013 : Premières impressions de la biennale, Mike Kelley : too young to be a hippie, too old to be a punk,
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