Joëlle Tuerlinckx
Selon Dirk Snauwaert, directeur et fondateur du Wiels à Bruxelles, Joëlle Tuerlinckx appartient à cette généalogie d’artistes femmes qui, depuis les années soixante-dix, ont massivement attaqué une certaine idée de modernité masculine (transparente, stable, figée) en provoquant d’autres processus. Depuis ses débuts dans les années quatre-vingt dix, l’artiste convoque la lumière et la couleur pour étirer le temps, étirer la forme, travailler sa flexibilité dans une relation sensible à l’architecture. Tout cela édifie au fil du temps une position de négation de la stabilité, de la cohérence et du contrôle. Nier cette cohérence est une stratégie partagée par beaucoup mais Joëlle Tuerlinckx s’y est adonnée avec une force critique indéniable, dotée d’un véritable esprit de subversion. L’artiste intègre dans sa production une multitude de choses qui provoquent une esthétique de l’hétérogénéité, du varié et de l’hétéroclite par constellation. Il y a évidemment ce choix pour ce qui n’a plus de qualité, ce qui a été rejeté, ce qui est détritus. Enormément de ses supports sont des choses trouvées, prélevées, en provenance du réel et du quotidien mais qui n’ont plus d’utilité ni de fonction économique. Dans une perspective dénuée de toute logique dogmatique, l’artiste les récupère et les utilise comme supports d’expérimentations. De cette revendication d’un anéantissement de la sophistication – entendue ici au sens classique –, le même Dirk Snauwaert propose une terminologie particulière : celle de l’élémentaire.
Pour quelqu’un qui connaît bien le travail de Joëlle Tuerlinckx, cette exposition qui retrace trente années de travail peut surprendre, sembler inattendue de par l’aspect chaotique du flux permanent de sa production dompté ici par un caractère pédagogique. Le titre est en ce sens éclairant : WOR(LD)K IN PROGRESS. La formule des années soixante s’entend, selon elle, comme une définition réductrice. En induisant que l’œuvre reste ouverte, elle sous-entendrait implicitement une posture démissionnaire de l’artiste qui se dédouanerait de toute précision. Or, Tuerlinckx se veut particulièrement rigoureuse et concise. Le court-circuit de pensée qu’elle instaure avec cette expression génère un procès entre l’idée éminemment moderniste d’un monde en progrès et celle d’une œuvre-monde en processus permanent. Et c’est à cette superposition de modalités, celle-là même qui renvoie à ce va-et-vient entre une certaine abstraction dans son travail et le réel du monde, que l’artiste nous engage.
Organisée en six catégories d’espaces, l’exposition se déploie sur les étages du bâtiment selon un scénario spatial bien établi. La première partie développe ainsi « les ingrédients d’une exposition : matières, matériaux, gardien, visiteur, explications, protocoles, murs et éclairage » en donnant à voir une « salle d’introduction chroma-chronologique » et une « salle des protocoles ». Sorte d’inventaire de son travail, Joëlle Tuerlinckx a créé de surcroît un lexique de son vocabulaire plastique (points, lignes, contours, formes, carrés, ronds, barres, lignes flottantes, langage, area, etc.). C’est à travers ce scénario que l’on pénètre dans la manière dont elle travaille. Par le prisme de sa pratique au quotidien, elle donne à voir le jeu constant qu’elle instaure avec la codification scientifique ou muséale. Sa tentative permanente d’y échapper, non dénuée d’humour, est de produire des choses à l’état évolutif. Les numéros et les labels ne renvoient à rien. Ce sont des paraphrases d’anciennes expositions, parodies des systèmes classificatoires des bibliothèques nationales et des institutions muséales. Il y a une série de pastiches de tous ces éléments tel ce gardien de musée assis qui provient d’une autre exposition où il n’y avait pas de gardiennage prévu, ce à quoi elle a paré en toute opiniâtreté, l’installant à côté du vrai gardien. Il y a des vraies œuvres et des fausses. C’est aussi une pratique artistique contre une représentation. Elle la nie. On voit des vidéos où elle éradique totalement ce qui est reconnaissable. Cette tendance à aller vers l’abstraction, ce quelque chose qui est sous couvert de simplification, s’avère finalement bien plus complexe et relève ici d’un processus plus mental que social. On y croise une évocation d’une installation présentée lors en 2002 lors de la Documenta : un podium qui n’est pas un socle mais un cadre. Il y a des vitrines au sol, choses réelles ou fictions de réalité. Et dans ce glissement permanent, dans cette énonciation de sa propre historicisation, on trouve des boules et boulettes de plasticine, restes et / ou ruines de ses anciennes expositions.
L’architecture comme contenant ou définition d’un espace-temps a toujours été un fil rouge pour Joëlle Tuerlinckx même si ce n’est pas quelqu’un qui se noie dans une hypercontextualisation. Au second étage, on poursuit par « les thèmes des expositions : salles rétrospectives ». On y retrouve les installations de pièces muséales présentées en d’autres temps et d’autres lieux. Ce sont ces productions et expérimentations avec la couleur et la lumière, un de ses éléments clés, car la lumière inclut une notion d’espace et une notion de temps. Solar Room, le coin d’ombre ou salle X ans d’âge, processus d’accélération du temps ou de ralentissement du temps, le sublime faux rayon noir, ou encore le marquage Vision. On y voit aussi deux vidéos processuelles, sortes de notices de travail où elle vaque à une série d’expérimentations sur des pierres. Au centre, une pièce évolutive se matérialise sous la forme d’une table récupérée du mobilier du Wiels. Y est posé un verre de bière dont le liquide s’évapore lentement, le temps de la durée de l’exposition. Une soumission aux lois de la nature tandis que les autres pièces viennent la manipuler. Dans la vitrine, sont exposés des restes, des souvenirs d’expositions anciennes qui sont soit vieillis organiquement par décoloration de la lumière du soleil ou artificiellement vieillis. Tous résultent d’altérations de couleurs et de surfaces par une source de lumière.
Puis, toujours au même niveau, on accède à une « cathédrale de collages » et dessins où un élément au sol trouvé dans un atelier correspond à la charge maximum que peut supporter le sol du musée du Wiels. Cette « salle chrono_iconographique » donne à voir des encadrements de coupures de journaux contenues depuis des années dans des boites sous forme de collages avec dessins. Les plus réduits sont les plus anciens. Assemblés par sujets (la série des corps humains, des politiciens déprimés, des index pointés, des monstrations…), les Theory of Vision et Theory of Walking viennent questionner le format et la séquenciation. Ces deux éléments jumelés indiquent une certaine géochronologie. D’une part, ils traduisent une évolution dans laquelle l’artiste applique des catégories relativement absurdes et d’autre part, ils éclairent sur la méthodologie de Tuerlinckx. S’y accole une « salle gratuite », portion d’espace gratuite inévitable dans notre hyperlibéralisme. On retrouve aussi le Stretch Museum, étirement des espaces par photocopies de son mur d’atelier sur fond fluo vert. Joëlle Tuerlinckx prend l’architecture comme objet. Elle dépouille, elle change. Des trous ont été faits pour montrer derrière l’écran. Cette conscientisation de l’espace architectural traverse l’ensemble du bâtiment. De cette nature industrielle empilée, Joëlle Tuerlincks va créer une Grande chute rose, faisant s’échouer un rouleau de papier hygiénique déroulé à travers un trou percé dans chaque étage. Le standard est aussi une de ses préoccupations majeure, et ce du format d’impression au pixel. The Single Pixel reprend le format anglosaxon et l’asiatique, défiant ces normes qui définissent de l’intérieur les dimensions qui guident notre perception. Trois dates apparaissent : 1993, date de sa première exposition d’envergure. 1789, date symbolique par excellence. Puis, 2057. Certains lecteurs attentifs de sa biographie comprendront… Elémentaire, ma chère Tuerlinckx.
WOR(LD)K IN PROGRESS au Wiels, Bruxelles, du 22 septembre 2012 au 6 janvier 2013
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- Du même auteur : Tatiana Trouvé, D’un trait de mémoire, Alexandre da Cunha, Nous ne notons pas les fleurs, dit le géographe…,
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