Les montagnes déplacées

par Mathilde Villeneuve

Parce qu’une exposition ne se réduit pas à son seul lieu physique de présentation ni au paysage qu’elle y installe, tout comme sa durée déborde le temps consacré à sa visite,  l’expérience que l’on en fait procède tout autant du chemin parcouru en amont et en aval, de son autour qui la fait advenir et vous attire à elle, bref, de ce qui constitue sa tonalité et son hors-champ. C’est d’abord un titre, « Les montagnes déplacées », et un carton d’invitation, figurant une moitié du Cervin combinée à sa version made in Disneyland, qui vous donne l’irrésistible envie de prendre le train (c’est à 6h de Paris). On vous promet une exposition au creux des sommets enneigés, loin du raffut de la rentrée parisienne, de ses foires aux néons et expositions mastodontes. En route.

Pour l’inauguration de sa programmation dans cette ancienne chapelle d’Embrun, village perché dans les Hautes-Alpes, Solenn Morel, nouvelle directrice du centre d’art des Capucins, a rassemblé des artistes avec qui elle nourrit pour la plupart une relation de proximité de longue date, professionnelle et amicale. En résulte un accrochage d’une grande simplicité, révélant des préoccupations communes entre les artistes : une manière d’arpenter le monde (physiquement ou virtuellement), de questionner les glissements (de terrains et d’usages) qui s’opèrent entre des formations naturelles et des objets manufacturés, d’inventorier des formes existantes en les déplaçant et les reproduisant. En découle aussi un enchâssement de récits entre les œuvres dont les matériaux choisis sont porteurs d’histoires. On tend l’oreille.

 

Il est question d’ardoise dans les photos et relevés de terrain que Simon Boudvin a effectués dans les Ardennes, de percées à même les planchers des maisons vers des carrières souterraines, de salles d’ardoisières dotées de noms de pays étrangers comme la superposition d’une géographie expansée, de tas de chutes campés en pleine forêt qui ont de particulier que chaque morceau est taillé d’un seul côté. On saisira alors mieux pourquoi l’artiste a racheté un établi de bricolage, en vérité une table de billard dénudée qui exhibe sa parfaite surface plane. À peine s’étonne-t-on d’apprendre que les premières boules de billards étaient en ivoire – relayant définitivement ce mobilier ludique à un signe ostentatoire de bourgeoisie coloniale – qu’on embarque vers d’autres histoires concrètes : celles décryptées dans les compositions d’images d’Éric Tabuchi fonctionnant par analogies et montages historiques. Ces dernières documentent des lieux en transformation dont une cité préhellénique découverte en Bulgarie, ensevelie d’abord par la construction d’un barrage, puis réhabilitée en objet touristique, quand notre ère post-industrielle y décèle un intérêt économique. C’est encore un autre genre de transformation, celui des mouvements gravitaires, que cultive l’artiste et auteur Jérémie Gindre. Faisant un pied de nez aux personnalités littéraires, psychiatres et neurologues interrogés sur « la métaphore idéale de l’émotion », il répond par une série de dessins d’éboulements, schémas explicatifs de coupes géologiques, accompagnés de courts écrits subjectifs. Et de s’expliquer à haute voix, que « dans l’éboulement, comme dans l’émotion, on est capable de décrire ce qui s’est passé avant et après, mais pas pendant ».

Aurélie Godard cherche, quant à elle, à percer le secret d’une forme paradoxale, ronde angulaire : le mazzocchio, couvre-chef florentin de bois et d’osier, représenté dans de nombreuses peintures, dont la Bataille de San Romano de Paolo Uccello. Cette prouesse ornementale en forme de tore qui servira les représentations du monde (des circonvolutions de la terre autour d’elle-même et du soleil) cristallise des préoccupations esthétiques et scientifiques. S’essayant à la géométrisation progressive de l’objet, elle fabrique plusieurs versions sculpturales, au nombre de facettes à chaque fois augmenté, et dont la version finale est mise à l’eau (au large d’Ouessant plus exactement, dans un film diffusé dans la salle adjacente.)

S’attachant à son tour à un élément d’ornementation, Seulgi Lee enchante de son univers coloré, artisanal et comme tout droit sorti d’une BD (elle est une magnifique dessinatrice) des objets domestiques. Ici, un couvre-lit molletonné est consciencieusement plié dans un coin de la pièce. Censé matérialiser un proverbe coréen (« le pied de canard » signifiant « simuler ») l’artiste nous explique qu’elle réfère ainsi à une des fonctions initiales de ces drapés qui est de constituer un élément de décoration pour des salons asiatiques sans placards. Là, une lance camouflage imitant sa proie, en l’occurrence une anguille, est adossée au mur, prête à l’emploi. En extirpant ces objets de leur contexte culturel d’origine et en modifiant leur constituant, Seulgi Lee les ouvre à un nouvel usage. Tels des énoncés performatifs, ses objets portent la marque de l’action qui les a fait naître et contiennent leur potentiel de mise en mouvement (quand ce n’est pas l’artiste qui s’en charge).

Curiosités du monde amplifiées, artifices culturels sublimés, signes dispersés reconnectés, les œuvres de cette exposition semblent accompagner, via un léger pas de côté, des phénomènes de mutations. Fonctionnant par ramification dans l’espace d’exposition, ce qu’elles nous enseignent avant tout, c’est qu’on a beau se décentrer et recommencer, on se situe toujours au milieu de quelque chose.

www.lescapucins.org

www.seulgilee.org

www.erictabuchi.fr

www.jeanbrolly.com/artistes/boudvin/boudvin.html

www.galeriedohyanglee.com/aurelie-godard

www.jeremiegindre.ch

 

 

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