Tom Burr, peeping Tom’s
« Guidée par le miroir du poudrier, elle se poudra, se farda, effaça de son visage le dernier reflet de la douzième année. Elle dessina ses lèvres avec un bâton, colora ses joues avec un autre, crayonna la bordure de ses yeux, bleuit ses paupières, vaporisa son cou avec du parfum, attacha des perles à ses oreilles et arbora ses lunettes sombres. » Truman Capote, Petit déjeuner chez Tiffany.
On a peut-être du mal à l’admettre, mais la frivolité retient parfois l’essentiel des choses de ce monde. Elle est généralement la matrice de ce qui nous rattache à quelqu’un, un détail, un souvenir qui restera. Un parfum, une marque de cigarettes, une habitude de lecture.
Les évocations délicates de personnages célèbres que dessinent les hinged pieces de Tom Burr fonctionnent exactement ainsi, à l’instar d’une mémoire sensible.
Un boa de plumes noires, quelques publicités pour le n°5 extraites de magazines, le tout agencé sur une fine silhouette noire. Un costume bien taillé, un cintre de plastique, un divan de psychanalyse et un miroir de plexiglas teinté. Une robe couture vintage, une platine vinyle et le disque d’une pièce de Stein enregistrée. Coco Chanel, Tom Burr lui-même ou Gertrude Stein sont là, bien présents dans la pièce.
Il n’est pourtant point ici de fétichisme, les objets ainsi déployés étant utilisés pour particulariser la personne représentée, et non en vertu de leur nature d’objets spécifiques. On serait plus proche d’un détachement Camp(1) envers la valeur accordée à ces objets, quoique leur arrangement puisse également relever de la nature morte.
« I want to be at least as alive as the vulgar. » Franck O’Hara, My Heart.
Il y a une structure générique du portrait chez Tom Burr. À l’inverse de ses autres types de sculptures, réflexions sur les modalités d’existence qui nous sont imposées par les espaces publics et semi-publics (cinémas, toilettes urbaines…) qu’il traduit de diverses formes, ses portraits se composent toujours d’éléments de bois peint noir ou blanc assemblés par des charnières en une structure plus ou moins complexe, mais relativement minimale. L’impersonnalité de ces constructions est aussitôt contredite par un display d’accessoires – vêtements, livres, chaîne métallique …- juxtaposés, générant, sur le mode du collage, une impression de mise en scène très cinématographique qui trouble la temporalité de notre appréhension. Est-ce qu’on arrive trop tard, après la fête (Black Out Bar, 2003, Shot, 2005), après l’aliénation de la liberté (Black Pavilions, 1999, Bent, Bandaged, Beat Up Again, and Bewilderd (HEAL ME), 2008), ou tout cela n’est-il qu’un décor prêt à être investi? Pourtant nulle action n’a eu lieu ou n’est prévue, ces pièces se donnent bel et bien pour sculptures, et même pour armatures de la sculpture minimale, n’étant plus que l’allégorie d’un modernisme bientôt totalement désarticulé.
« and the portrait show seems to have no faces in it at all, just paint » Franck O’Hara, Having a Coke With You.
Si Burr s’intéressait jusqu’ici à la manière dont l’espace contraint les gens, ces portraits qu’il réalise depuis 2004 opèrent une juste inversion: ils compressent l’espace dans une personnalité. C’est pourquoi ils sont pliés, enchaînés, adossés, accrochés, affaissés…
Et si toute physicité en a été évacuée, ils présentent tout de même une certaine humanité. Leur allure dit une attitude, souvent presque un désarroi, celui d’un glamour éteint, d’une érection déchue.
« Vous verrez, elle finira par lui ressembler » Picasso, à propos de son portrait de Gertrude Stein.
Chick Clips est l’affichage soigneux de coupures de magazines sur Chick Austin au mur du Sculpture Center, travestissant la narration biographique de l’article par un arrangement formel qui fait se superposer les feuilles par endroits. Et celui qui a tant fait pour propager les idées de la modernité artistique outre-Atlantique retrouve son effigie punaisée aux côtés de publicités pour des whiskies, de mannequins en bikini, dans un moment de dépassement du sens premier des objets qui, par le truchement du collage, les ouvre à une certaine contingence. On est ici dans ce qui serait l’équivalent temporel d’un second degré, un second regard, un post-moment de gloire qui ne serait pas seulement délétère, mais aussi réversibilité. Il se développe dans l’œuvre de Burr une sorte de devenir pin-up des choses. Laisser s’alanguir des formes minimales, travailler la signification par la fragmentation, disposer les objets avec tant de parcimonie qu’ils semblent mis entre guillemets. Jouer du sérieux comme d’un artifice. Parce que l’art minimal, avec ses surfaces clinquantes et polies comme des images retouchées, est profondément sexy.
Dans la typologie des hinged pieces de Tom Burr se dessinent trois variantes: les anthropomorphies, les spirales et les paravents. Les anthropomorphies, tout comme les paravents, se composent de quatre parties, simplification à l’extrême de la figuration humaine. Les spirales sont des agencements de rangées de balustres de bois, généralement incomplètes, à taille humaine. Ces sculptures fonctionnent comme supports pour des images et des objets, tout en interagissant avec l’espace dans lequel elles prennent place: assujetties à lui, elles s’en emparent tout autant, le redessinant par le parcours qu’elles créent (spirales, paravents) ou reflètent (White Folding Screen, paravent dont l’une des faces est recouverte d’un plaquage miroir, l’autre faisant office de « panneau d’affichage »). Plus alors qu’un décor, on en viendrait à les considérer comme des acteurs, suggérant plus que figurant, une série de personnages clés dans le script infiniement rejoué de la modernité. Ce qui n’est peut-être que la juste poursuite des interrogations de Burr sur la position du spectateur-voyeur-observé, plus explicites dans des pièces comme Double Partition Platform, 1997, ou Put Down I, 2003. Tandis que les vinyles de Kurt Weill ou des Who (Black Vinyl Weill Pile, 2008, Black Spiral (SEE ME), 2008) ne cessent de nous narguer, posés auprès de leurs platines silencieuses.
Aude Launay
(1) Voir à ce sujet l’excellent essai de George Baker publié dans Extrospective, monographie de Tom Burr éditée par Florence Derieux, avec des textes d’Yves Aupetitallot, George Baker, Stuart Comer, Cerith Wyn Evans, JRP Ringier, 2006, bilingue anglais-français, 160p.
Tom Burr, Addict-Love, au Sculpture Center, New York, du 13 janvier au 30 mars 2008.
Tom Burr, Black and Blue, galerie Almine Rech, Paris, du 20 mars au 19 avril 2008.
Après avoir curaté deux expositions rétrospectives de Tom Burr (Extrospective: Works 1994-2006, au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, en 2006, et Tom Burr, Walter Pfeiffer co-curatée avec Gianni Jetzer au Swiss Institute de New York du 14 novembre 2007 au 19 janvier 2008), Florence Derieux l’invite, pour sa première exposition personnelle dans une institution française, au Frac Champagne-Ardenne en 2009.
Ce texte est dédié à la mémoire de Robert Rauschenberg.
- Partage : ,
- Du même auteur : Kate Crawford | Trevor Paglen, Thomas Bellinck, Christopher Kulendran Thomas, Giorgio Griffa, Hedwig Houben,
articles liés
Yoan Sorin
par Pierre Ruault
Fabrice Hyber
par Philippe Szechter
Shio Kusaka
par Sarah Matia Pasqualetti