Mira Schendel
Tate Modern, Londres, du 25 septembre 2013 – 19 Janvier 2014
L’exposition de Mira Schendel à la Tate Modern est comme une traversée de certains des courants artistiques les plus intéressants du XXe siècle avec, en prime, une perspective libre et complètement unique. Ce sont le mot écrit et le concept (aussi bien que leurs écrans possibles) qui entretissent le vrai fil d’Ariane du travail de Schendel : peu concerné par les frontières et les écoles de l’art contemporain, il émane d’un background philosophique qui a nourri l’artiste toute sa vie. Passant de l’abstraction géométrique pure à la poésie néo-concrète et aux formes constructivistes, les œuvres de Schendel sont irréductibles aux mouvements qu’elles effleurent.
Juive convertie au catholicisme, décédée en 1988, Schendel est née en Suisse en 1919 mais a grandi en Italie avec sa mère. Dans les années trente, elle a dû fuir le nazisme et a ainsi fini par émigrer en 1949 au Brésil où une intelligentsia européenne se concentrait. Son œuvre, comme celle du théoricien et critique d’art Vilém Flusser (un de ses amis), est une manifestation kaléidoscopique de la culture d’Europe centrale « tropicalisée ». Elle est, d’ailleurs, l’un de ses rayonnements les plus puissants.
Cette première grande rétrospective de l’artiste hors du Brésil laisse bouche bée. Ainsi, après trois salles pleines de tableaux d’une abstraction minimale, d’une maîtrise admirable des couleurs sombres (bleu, gris et noir) et d’une exploration du segment toute en retenue, le langage surgit. On le sentait déjà là, entre les lignes, tellement les tableaux sont affaire de positionnement et de forme-formation-perception-action. Car, après tout, les lettres sont des formes composées de lignes et de points.
Une autre caractéristique qui traverse tout son œuvre est la texture sensuelle des surfaces. Dès ses débuts, et pas uniquement pour des raisons financières, Schendel choisit des matériaux inhabituels ou qui, du moins, semblent contredire l’aspect quasi-scientifique de son abstraction (du sable, de la tempera, du bois, du papier de riz…). Cette présence de la matière nous met devant le monde vivant, ce vortex de vie duquel sont issus les concepts ou vers lequel ils renvoient. La thématique des origines, d’une préexistence langagière ou sonore, énergétique ou vide, se forge ainsi au gré des innombrables mises en forme que Schendel explore toute sa vie.
La salle qui fait pivoter l’avancée du spectateur vers la gauche, en coin, présente le noyau dur de la production de l’artiste. Des feuilles de riz suspendues, pressées entre deux fines plaques de plexiglas, contiennent une poésie visuelle où le mot devient chose. Ce n’est pas par hasard que Schendel y discute la création du monde, chaque page correspondant à un des sept jours. D’autres ensembles discutent le Zeit et d’autres encore une chanson de Caetano Veloso. Schendel joue avec ce qui lui est donné, l’alphabet, avec lequel elle explore trois langues (dont elle ne savait parler aucune sans accent). Elle étirait cet alphabet, le dessinait, l’engageait dans une exploration de la page et de l’espace en créant plusieurs densités de Plexiglas et en ayant recours au graphite, à l’huile, au vinyle.
Avec Schendel il n’y a plus d’absolus. Et c’est bel et bien ce qui frappe dans cette rétrospective variée, qui revisite l’abstraction géométrique du début du siècle, s’intéresse aux techniques orientales et se penche sur le langage façonné pour aboutir à des pièces à la fois néo-constructivistes et post-minimales. Rien n’est statique, fixe ou enraciné.
L’ensemble de cette production entêtée, surabondante (dont, paraît-il, l’on ne découvre ici qu’une petite partie), révèle néanmoins une préoccupation philosophique et existentielle autour du vide, de la foi, de la transparence et de la perception. Schendel laisse une œuvre extrêmement prolifique, très respectée au Brésil, mais pratiquement inconnue ailleurs. Cette « artiste d’artistes » (qui pouvait passer toute une nuit au téléphone avec les intellectuels les plus pointus), réservée et difficile, s’est donc éloignée autant que possible de l’art contemporain, pour pleinement embrasser la création.
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- Du même auteur : Martin Creed,
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