« Les Pléiades », 30 ans des Frac
Les Abattoirs, Toulouse, du 28 septembre 2013 au 5 janvier 2014.
Focus sur « 1978-81 »
Son titre appelle à autant de références mythologiques oubliées que de figures littéraires stylisées : « Les Pléiades », exposition collective réunissant pour la première fois les vingt-trois Fonds régionaux d’art contemporain de France s’inaugurait le 27 septembre dernier dans les murs du Frac Midi-Pyrénées. Une exposition ambitieuse à l’occasion d’un événement d’envergure : la célébration de trente ans de production, de diffusion et d’acquisition d’œuvres d’artistes qui font aujourd’hui la richesse de ces collections. Sur des airs de fantasmes inatteignables, « Les Pléiades » viennent peupler les quatre niveaux des Abattoirs en un dédale colossal. Arrangée en une constellation de salles se répondant entre elles, l’exposition clôture en point d’orgue plus de six mois de rétrospectives à travers tout le territoire et dont le commissariat a été laissé aux soins des artistes invités par chaque Frac.
Une entreprise d’une telle ampleur nécessitait un espace adaptable. Le choix et l’utilisation des Abattoirs est ici à saluer au vu de l’enjeu du projet de réunir en une exposition vingt-trois institutions qui, depuis trois décennies, façonnent le paysage de l’art contemporain en France chacune de manière singulière. Difficile alors dans ce contexte de rendre compte des extraordinaires trésors accumulés tout en conservant les spécificités et identités de chacune. Au cœur de cette exposition, certaines propositions se démarquent et font habilement écho aux autres. Parmi elles, celle du Frac des Pays de la Loire réalisée par Marc-Camille Chaimowicz où les œuvres flottantes côtoient les murs tapissés par l’artiste en un parcours distribuant subtilement les salles du rez-de-chaussée, celle d’Anita Molinero aidée de Paul Bernard nous faisant les complices des choix des commissaires (Le Grand Tout, Frac Limousin) face à ce qui ressemble à un making of, celle de Jordi Colomer pour le Frac Basse-Normandie reprenant des éléments d’unités d’habitation précaires littéralement « débarquées » au moment de la seconde guerre pour remédier à la crise de l’habitat, prélude à une américanisation de la société européenne et prétexte pour l’artiste à une mise en abyme virtuose de tous ces enjeux souterrains, ou encore l’intervention « lumineuse » de Claire Fontaine pour le Frac Haute-Normandie qui, en entourant les pièces sélectionnées d’une phrase tirée des lyrics d’un groupe punk français (Ludwig von 88), invite à se pencher sur la genèse des œuvres…
Laurent Montaron, artiste invité de l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne, s’est distingué de ses homologues avec le projet de faire de cette célébration institutionnelle une exposition prospective plutôt que rétrospective. Pour le volet organisé à l’IAC, il a ainsi convié des artistes de sa génération ne figurant pas encore à l’inventaire de la collection et dont l’œuvre témoigne de l’héritage des années soixante et soixante-dix [1]. « 1978-1981 » est présentée à Toulouse sous forme d’une exposition sonore, éloge tangible de l’immatériel s’inscrivant dans l’espace et dans la durée, avec le projet Music in Dreams des artistes Julien Discrit et Thomas Dupouy.
Développé initialement en 2009, le propos de ces derniers s’appuie sur une étude réalisée par la faculté de psychologie de l’université de Florence qui établit une typologie de la production ou reproduction de matière sonore pendant les rêves. Au fil des recherches, le projet évolue à la façon d’une substance organique modulable. Le duo en a aujourd’hui élaboré une nouvelle adaptation, s’associant cette fois au laboratoire du sommeil de l’Hôtel-Dieu de Paris. À Toulouse, la présentation en est faite en deux temps : une interprétation performée à l’occasion du vernissage et un dispositif sonore autonome persistant toute la durée de l’exposition.
Dans le temps de la performance comme dans celui de l’exposition, les artistes cherchent à rendre sensible l’information sonore générée par l’activité cérébrale au cours des différentes phases d’un cycle de sommeil. Un projet à l’immatérialité double, inhérente à la fois à la musique et aux rêves. Le choix de Discrit et Dupouy de focaliser leurs expérimentations sur la production sonore ou la musique rêvée au cours du sommeil confère une pertinence particulière au projet : celle d’aller à l’encontre du règne séculaire de l’image [2].
Plus qu’à une simple transformation de signaux en sons, les deux artistes procèdent ici à la transcription d’une hypothèse sonore ayant déjà pris corps dans les méandres cérébraux d’un individu en sommeil. Poussant les limites de la perception acoustique, la salle est envahie d’obscurité et de sons faisant écho à la structure scénique modulable de Guillaume Leblon, Je jouais avec les chiens et je voyais le ciel et je voyais l’air, échafaudage de plaques de verre coloré se présentant comme une sculpture autonome dont les fonctionnalités ajustables permettent d’accueillir d’autres œuvres.
L’installation minimale de Discrit et Dupouy s’apparente à un laboratoire : un électroencéphalogramme pour partition, un synthétiseur modulaire à l’allure rétro-futuriste pour transmetteur sonore et des câbles pour instruments. C’est au milieu de ce décor que le duo se livre à une performance de quatre-vingt-dix minutes, soit la durée d’un cycle de sommeil. Quatre-vingt-dix minutes durant lesquelles ils donnent à voir aux spectateurs l’origine d’un son, dans sa forme la plus pure et quasi inaltérée : ils branchent et débranchent des câbles de manière successive et presque compulsive en réaction à la musicalité des sons émanant des amplis dispersés aux quatre coins de la salle. Comme le précisent les artistes, il s’agit d’une information délivrée par l’électroencéphalogramme au synthétiseur qu’ils font ensuite transiter par des câbles au travers de différents modules afin de la rendre acoustiquement perceptible. En résulte une agglomération harmonique de sons dont ils font osciller les nuances, la durée et les couleurs au fil de la performance.
S’ils ne s’envisagent en aucun cas comme compositeurs à l’origine des sons, Discrit et Dupouy cherchent cependant à se rapprocher de leur origine en les interprétant de manière neutre, sans intermédiaire ni altération. Cette approche de la pureté sonore nous renvoie aux expérimentations entreprises par La Monte Young, père fondateur de la musique minimaliste américaine qui, dans les années cinquante, s’intéressait au son dans sa durée et dans sa forme la plus simple. Son projet de Dream House produit en 1964 avec sa partenaire Marian Zazeela avait pour objectif la création d’un espace adapté à la performance permanente de sa musique, un espace rêvé dans lequel les gens pourraient à la fois vivre et faire de la musique de façon continue. Avec Music in Dreams, Discrit et Dupouy s’inscrivent dans cette lignée, créant au fil de la performance une arborescence sonore infinie générée par l’utilisation du synthétiseur modulaire, une multiplicité de sons en perpétuelle évolution d’une importance égale au rendu sonore qui en découle. De cette manipulation résulte un spectre mélodique pénétrant, gravitant à la fois dans l’espace immatériel de la performance et dans celui, physique, du corps du spectateur où la longueur, la couleur ou encore la variation d’une note deviennent des éléments centraux de la texture sonore et dont l’expérience, pour être totalisante, mérite plus qu’une écoute partielle.
- ↑ « 1966-79 », IAC Villeurbanne / Rhône-Alpes, du 24 mai au 11 août 2013.
- ↑ Voir à ce propos : Martin Jay, « The Rise of Hermeneutics and the Crisis of Ocularcentrism », Poetics Today, Vol. 9, n°2, The Rhetoric of Interpretation and the Interpretation of Rhetoric, 1988.
“Les Pléiades”, 30 years of FRACs
Les Abattoirs, Toulouse, from 28 September 2013 to 5 January 2014.
Focus on “1978-81”
Its title summons up as many forgotten mythological references as great figures of poetry: “Les Pléiades”, a collective exhibition bringing together for the first time France’s 23 Regional Contemporary Art Collections (FRAC), was inaugurated on 27 September last within the walls of the FRAC Midi-Pyrénées, in Toulouse. An ambitious show marking a major event: the celebration of 30 years of production, diffusion, and acquisition of artists’ works which now make up the wealth of these collections. Looking like unattainable fantasies, “Les Pléiades” is filling the four levels of Les Abattoirs in a colossal maze. Arranged as a constellation of rooms responding to one another, the exhibition winds up, like a high point, more than six months of retrospectives throughout France, its curatorship having been left up to artists invited by each FRAC.
Such an ambitious endeavour called for an adaptable space. The choice and use of Les Abattoirs must be applauded here, in view of the challenge of the project to bring together in one exhibition 23 institutions which, for three decades, have been fashioning the contemporary art landscape in France, each one in its own particular way. In this context it is thus difficult to describe the extraordinary treasures accumulated, while still conserving the specific features and identities of each one. At the heart of this show, certain propositions stand out and shrewdly echo the others. Among them, that of the FRAC des Pays de la Loire, devised by Marc-Camille Chaimowicz, where floating works rub shoulders with walls wall-papered by the artist in a circuit that subtly distributes the ground-floor rooms, that of Anita Molinero helped by Paul Bernard making us accomplices of the curators’ choices (“Le Grand Tout”, FRAC Limousin), opposite what looks like a “making of”, that of Jordi Colomer for the FRAC Basse-Normandie borrowing elements of precarious dwelling units literally “disembarked” during the Second World War to remedy the housing crisis, prelude to an Americanization of European society and a pretext for the artist to a virtuoso mise en abyme of all these underground challenges, or the “luminous” work of Claire Fontaine for the FRAC Haute-Normandie who, by surrounding the selected pieces with a sentence taken from the lyrics of a French punk group (Ludwig von 88), incites us to take a closer look at the genesis of the works…
Laurent Montaron, guest artist of the Institute of Contemporary Art in Villeurbanne, stands out from his counterparts with the project of turning this institutional celebration into a forward-looking show rather than a retrospective. For the part organized at the IAC, he has thus invited artists of his generation not yet featuring on the collection’s inventory, and whose work attests to the heritage from the 1960s and 1970s [1]. “1978-1981” is being presented in Toulouse in the form of an acoustic exhibition, a tangible eulogy of the immaterial becoming part of both space and time, with the Music in Dreams project of the artists Julien Discrit and Thomas Dupouy.
Initially developed in 2009, the idea of these latter is based on a study undertaken by the faculty of psychology at Florence University, which establishes a typology of the production or reproduction of acoustic matter during dreams. During the research, the project evolves like a modulable organic substance. Today, this twosome has developed a new adaptation, associating themselves this time around with the laboratory of sleep at the Hôtel-Dieu in Paris. In Toulouse, the presentation is made in two tempos: an interpretation performed at the opening, and an autonomous sound installation that lasts throughout the exhibition.
In the time of the performance as in that of the exhibition, the artists try to attach sensibility to the acoustic information generated by cerebral activity during the different phases of a sleep cycle. A project with twofold immateriality, inherent at once to music and dreams. The choice of Discrit and Dupouy to focus their experiments on sonic production and music dreamed of during slumber lends a particular relevance to the project: one going against the secular reign of the image [2].
More than a mere transformation of signals into sounds, the two artists here proceed to the transcription of an acoustic hypothesis which has already taken shape in the cerebral meanders of a person sleeping. Pushing the boundaries of acoustic perception, the room is invaded by darkness and sounds echoing the modulable stage structure devised by Guillaume Leblon, Je jouais avec les chiens et je voyais le ciel et je voyais l’air, a scaffolding of sheets of coloured glass coming across like an autonomous sculpture whose adjustable functions make it possible to accommodate other works.
The minimal installation of Discrit and Dupouy is akin to a laboratory: an electroencephalogram for score, a modular synthesizer with a retro-futurist look for sound transmitter and wires for instruments. It is in the midst of this set that the duo gives a 90-minute performance, i.e. the duration of a sleep cycle. Ninety minutes during which they present the spectators with the origin of a sound, in its purest and almost unaltered form; they connect and disconnect the wires in a successive and almost compulsive way in reaction to the musicality of the sounds coming from amps scattered all round the room. As the artists specify, involved here is information delivered by the electroencephalogram to the synthesizer, which they then shift by wires through different modules in order to make it acoustically perceptible. The result is a harmonic agglomeration of sounds whose nuances they oscillate, along with the duration and the colours during the performance.
If they in no way see themselves as composers at the root of sounds, Discrit and Dupouy nevertheless try to draw close to their origins by interpreting them in a neutral way, with no intermediary or alteration. This approach to sonic purity refers us to the experiments made by La Monte Young, founding father of American minimalist music who, in the 1950s, was interested in sound in its duration and in its simplest form. His Dream House project, produced in 1964 with his partner Marian Zazeela, was aimed at creating a space adapted to the permanent performance of his music, a dream space in which people could both experience and make music in a continuous way. With Music in Dreams, Discrit and Dupouy make themselves part of this tradition, creating during a performance an infinite sonic arborescence generated by the use of a modular synthesizer, and a whole host of perpetually evolving sounds with an equal importance to the sound product resulting from it. From this manipulation results a penetrating melodic spectrum, gravitating at once in the immaterial space of the performance and in the physical space of the spectator’s body where the length, colour and variation of a note become central factors of the sonic texture, and whose experience, to be all-encompassing, deserves more than a partial ear.
- ↑ “1966-79”, IAC Villeurbanne / Rhône-Alpes, from 24 May to 11 August 2013.
- ↑ See on this subject: Martin Jay, “ The Rise of Hermeneutics and the Crisis of Ocularcentrism “, Poetics Today, Vol. 9, n°2, The Rhetoric of Interpretation and the Interpretation of Rhetoric, 1988.
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