Fernanda Gomes
Centre international d’art et du paysage de Vassivière, du 20 octobre 2013 au 5 janvier 2014.
Rien de plus antinomique que l’art de Fernanda Gomes et l’architecture d’Aldo Rossi. Deux conceptions spatiales se défient dans les salles du centre d’art sous les assauts subtils et précis de l’artiste. Conçue comme un théâtre de la mémoire, cette architecture postmoderne de Rossi, réussie en son genre, se lit comme un livre et se déchiffre comme une allégorie, ce dont témoignent, entre autres signes, sa structure théâtrale et les noms de ses salles (nef, atelier, salle des études, teatrino).
L’artiste a effacé certaines caractéristiques du bâtiment pour y travailler : travailler, c’est-à-dire vivre, respirer, penser, manger, déambuler dans cet espace – les relations qu’on entretient avec un lieu sont in fine vitales. C’est en effet ce que transmet l’art formel et concret de Gomes, intimement relié à la vie urbaine, en particulier à la rue où elle collecte la plupart de ses matériaux. Dans la lignée du néo-concrétisme, Fernanda Gomes associe expérience concrète et vocabulaire abstrait en un langage « universel » de formes élémentaires : celui du monde ordinaire, construit et architecturé, et celui du modernisme.
À Vassivière, elle est intervenue sur l’architecture de façon significative, avec les moyens légers et économes du nomade qui s’installe temporairement dans un lieu. À l’architecture pérenne, elle oppose des aménagements transitoires. Grâce à des plaques de bois sommairement posées, elle a bloqué les accès de l’un des deux escaliers qui conduisent de la nef à l’étage, modifiant la double circulation au sein du bâtiment ; ce faisant, elle perturbe la lecture de la structure de l’édifice. Dans le teatrino, elle a occulté la fenêtre carrée qui troue le mur en son milieu et cadre le barrage, « source » du lac et de l’île artificiels, désigné comme emblème mémoriel. Elle a aussi opéré une discrète transformation de la diffusion de la lumière naturelle en blanchissant tous les cadres des fenêtres (normalement vert amande) et les vitres de la nef. Des briques disposées devant les fenêtres de cette dernière projettent, avec le plein soleil, un théâtre d’ombres sur le mur. L’artiste aborde l’espace comme un territoire qu’elle apprivoise et qu’elle jalonne de traces d’activités ou simplement de gestes. Posés à terre, appuyés contre un mur, empilés, nombre d’éléments et d’assemblages instables suggèrent en effet le geste.
À la fois éparses et ordonnées, ses œuvres se déploient largement au sol, compositions construites et déconstruites qui ressemblent aussi à des paysages en miniature, désertiques et urbains. Guidé vers le sol, happé par d’infimes détails, le regard glisse d’un élément à un autre, apercevant tout d’abord une population de choses disparates : fragments d’objets, débris, rebuts glanés aux alentours des lieux de l’exposition, objets ténus (aiguilles, fil, ficelle, clous, élastiques, scotch, feuille de papier, etc.), éléments transparents (verre d’eau, plexiglas), et nombreux morceaux de bois. La répartition est en fait soutenue par une grille sous-jacente et un art de la mesure : une forme organise ces « petits trucs ». La grille s’incarne également dans des objets, casiers typographiques ou dalles de bois alignées à la Carl Andre.
Dotés d’une nouvelle vie, ces éléments acquièrent une singularité et une fonction dynamique au sein de la composition : une baguette de bois signale une fissure du sol ; un trou dans le mur attire l’œil : il a été fait par l’artiste. Murs ou sol ne sont pas des surfaces uniformes.
C’est un art de la composition spatiale mais également picturale qui caractérise une telle pratique environnementale comme en attestent les éléments peints en blanc et surtout cette « palette » aux nuances claires ou indistinctes (blanc, beige, gris, marron) qui sont celles, naturelles, des matériaux (bois, béton, végétaux, etc.) À travers divers moyens formels et matériels, l’artiste développe une esthétique neutre qui permet de rendre visibles des choses infimes. Le neutre produit des intensités douces, ponctuations rythmant les réalisations ; des plaques de plexiglas adossées au mur, des verres et des carafes posés devant des vitres jouent de leur transparence. Le lieu vibre d’une présence démultipliée.
Fernanda Gomes fait advenir des événements esthétiques aussi divers que les matériaux utilisés, chacun pouvant s’autonomiser — un filtre de cigarette décortiqué en guirlande, des raclures de peinture prélevées sur le sol. L’artiste fabrique avec un rien quelque chose : un détail, apparition d’une individualité nomade au sein d’une composition. Le spectateur qui n’en finit pas de découvrir des détails fait l’expérience d’une perception mouvante de l’espace. Mais, avec Gomes, pas de transfiguration : une présence des choses pauvres, rejetées, invisibles, qui restent ce qu’elles sont, au sein d’une symphonie modeste.
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- Du même auteur : Philippe Van Snick, The Searchers, Une forme pour toute action,
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