Par les temps qui courent au LiFE, Saint-Nazaire
Exposition du 7 décembre 2013 au 12 janvier 2014 :
Bertille Bak, Harun Farocki, Paul Harrison & John Wood, Martin Le Chevallier, Cristina Lucas, Adrian Melis, Frédéric Moser & Philippe Schwinger, Antoine Nessi, Anu Pennanen, Julien Prévieux, Superflex, Pilvi Takala, Thu Van Tran, Carey Young.
L’exposition Par les temps qui courent au LiFE s’ouvre par une pièce de circonstance, celle d’Harun Farocki, Arbeiter verlassen die fabrik in elf jarzentehn, de 2006, composée d’un alignement de douze moniteurs diffusant chacun un film ayant pour décor unique la sortie des usines : le premier d’entre eux n’est autre que le film éponyme des frères Lumière, un des premiers films jamais réalisés dans l’histoire du cinéma, par ailleurs preuve s’il en est que le monde du travail inspire depuis ses débuts les différents protagonistes de l’image en mouvement. Le plan-séquence montre une sortie d’usine particulièrement animée, les travailleurs (surtout des travailleuses) sont pressés de quitter les entrailles de la fabrique, cette dernière dégorgeant littéralement une population grouillante où se retrouvent pêle-mêle ouvriers, ouvrières, contremaîtres et apprentis, même des chiens, dans une joyeuse bousculade : on imagine aisément le brouhaha accompagnant la scène. L’opus des Lumières demeure remarquablement efficace malgré (ou grâce à) la fixité du plan : ces figurants qui s’ignorent composent une image extraordinairement dense et animée. Les autres films (un par décennie comme le titre l’indique) retracent une évolution des rapports sociaux et des comportements au travail via le filtre de la métonymie de la sortie de l’usine et permettent d’entrer dans le vif du sujet de l’exposition. Cette dernière se présente comme un parcours à travers des œuvres pensées comme autant de stations possibles : la forte proportion de vidéos à caractère semi documentaire lui confère une incontestable dimension pédagogique.
L’évolution extraordinaire des conditions de travail à travers le siècle dernier est un des thèmes récurrents de Par les temps qui courent et lui donne sa coloration qui apparaît soit de manière résolument frontale comme dans la pièce d’ouverture de Farocki soit de façon plus détournée comme dans le petit film de Cristina Lucas qui fait état des sentiments de frustration et de ressentiment qu’évoque la vue d’une usine désaffectée et suscite de la part des anciens syndicalistes le canardage des carreaux et autant d’images de bris de vitres au ralenti (Touch and go, 2010). L’intérêt majeur de l’exposition réside toutefois dans sa propension à montrer que l’aliénation subie par les travailleurs ne se résout plus dans les contraintes physiques et morales mais qu’elle passe désormais par des moyens de pression psychologiques beaucoup plus subtils et abstraits comme le montre la vidéo de Julien Prévieux qui s’empare judicieusement de la question du plaisir au travail (Anomalies construites, 2011) ou bien encore celle de Pilva Takala, qui met en scène une stagiaire affichant ouvertement son appétence pour le rien faire : cet éloge de la paresse suscite une désapprobation larvée de la part du personnel pour la jeune personne profitant des failles de son statut pour détourner les codes de l’entreprise (The trainee, 2008).
Entre le monde des Frères Lumières et celui de la stagiaire des années 2010, un siècle de lutte ouvrière mais aussi de désillusions en tous genres ont façonné de nouveaux positionnements face au travail. Ce dernier n’est plus forcément source d’accomplissement personnel et pousse au contraire au repli sur soi et à l’égoïsme ; quant à la mondialisation de l’économie, ses conséquences sur les conditions de travail ont depuis longtemps été observées au niveau planétaire même si elles tardent à trouver des réponses en terme de solidarités ouvrières ; autant d’enjeux pour une conscience syndicale qui peine à s’internationaliser : l’absence de films célébrant ces anciennes complicités apparaît comme une des thématiques en creux de l’exposition. La vidéo de Martin le Chevallier met en lumière l’imbrication extrême des comportements de consommation de l’occident riche et l’accès au travail des populations du sud (L’an 2008, 2010) ; comme le dit l’un des protagonistes (de mémoire) :
« le rapport de productivité entre un agriculteur africain et un agriculteur américain est de 1 à 200, ce n’est qu’en investissant le bénéfice de la rente pétrolière dans des outils de production modernes que le paysan africain s’en sortira… »
Dans la video de Carey Young, I am a revolutionnary (2001), une révolutionnaire en herbe tente de se faire inculquer, dans un retournement de valeurs aussi comique qu’absurde, les principes élémentaires du marketing communicationnel : la perte de repères individuels est à replacer dans le cadre du triomphe de l’idéologie libérale et d’une mondialisation de l’économie susceptibles de produire des écarts proprement hallucinants dans les moyens de production entre pays riches et pays pauvres (Harun Farocki, Vergleich über en Drittes, 2007).
L’exposition du LiFE montre une vision assez sombre du monde du travail par des artistes qui, quand ils ne décrivent pas un univers rongé par la nostalgie (Antoine Nessi, Arnu Pennanen) où le désœuvrement (Pilva Takala, The trainee, 2008), mettent en avant des stratégies de fuite tantôt inquiétantes (Superflex, The working life, 2013) tantôt déroutantes (Adrian Melis, Plan de produccion de suenos, 2012). Seules les œuvres baignées de poésie de Bertille Bak (Faire le mur, 2008) ou d’Adrian Melis (Making of 40 rectangular pieces for construction, 2008) permettent de réenchanter un monde du travail cerné, par les temps qui courent, par le doute et la perte des repères.
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- Du même auteur : À propos de MAD, entretien avec Sylvie Boulanger, Prix jeune création 2014 : Oriane Amghar, Rosson Crow, L’avant-garde est-elle (toujours) bretonne ?, La 5e édition de la Biennale d’Anglet,
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