L’empathie sans lendemain de l’œuvre participative

par Francis Baptiste Haselden

« Je veux faire un travail qui implique l’autre, qui lui permette d’être actif à son tour » déclare Thomas Hirschhorn[1]. L’art participatif qui émergea à la fin du XXe siècle est une sonde qui avance vers l’altérité, qui la comprend et qui, peut-être, la dévore. La vocation empathique d’un art social se loge au cœur d’une pratique qui abat la division artiste / œuvre / récepteur grâce à la participation des visiteurs : tout le monde est à l’écoute de tout le monde et chacun a son mot à dire. À quoi penses-tu ? demande l’art collaboratif. Mais les limites d’une telle entreprise commencent à se faire sentir : l’art participatif a-t-il une seule fois entendu la réponse à la question qu’il vient de poser aux participants supposément actifs de l’œuvre ?

En 2013, le Gramsci Monument de Thomas Hirschhorn fut installé dans le Bronx à New York dans une cour de l’ensemble d’habitations à loyer modéré dénommé Forest Houses : le manque d’investissement étatique, l’insalubrité des lieux, le chômage rampant, la délinquance et la faible scolarisation encerclèrent l’œuvre qui trôna pendant trois mois dans un parc à l’abandon, irradiant l’espoir d’une démocratie artistique et politique à venir, espoir vite dissipé lors du démantèlement du travail. Et pourtant la coopération avec les habitants constitua le centre névralgique du projet de l’artiste : subventionné par la Dia Art Foundation, le monument dédié au révolutionnaire marxiste Antonio Gramsci fut construit par les résidents du quartier, payés durant l’été pour s’occuper des lieux et animer l’installation. La collaboration intense entre l’artiste et les résidents se traduisit par la mise à disposition de services partagés : la construction faite de bois et de scotch fut mise en fête par un bar, une cabine de DJ, une salle internet qui permit aux plus jeunes d’accéder à la toile alors que la plupart des foyers du quartier n’avaient pas de connexion. Le Gramsci Monument Newspaper fut publié quotidiennement et, à un rythme régulier, des conférences sur Gramsci ou sur l’art furent organisées, auxquelles assista, comme on pouvait s’y attendre, l’intelligentsia blanche de Manhattan.

Thomas Hirschhorn, Gramsci Monument, 2013. Gramsci Archive and Library, Forest Houses, Bronx, New York. Courtesy Dia Art Foundation. Photo: Romain Lopez.

La volonté de Hirschhorn est d’« engager un dialogue avec l’autre sans le neutraliser[2] ». Et, en effet, le bruit du dialogue se fit bien entendre : le grand autre qu’est le ségrégé entra dans l’art non par la représentation mais en se présentant lui-même, ce qui rendit le travail éminemment empathique. La force de l’œuvre fut de faire partager des expériences différentes et de multiplier les rencontres auparavant impossibles en raison de l’hermétisme économique, culturel et racial du milieu de l’art contemporain. Plus précisément, le fait de développer un dialogue fut empathique dans la mesure où il ne s’agissait pas du partage de la même expérience, mais d’une découverte de l’Autre. À la différence de la contagion émotionnelle, c’est-à-dire de la diffusion dans un groupe d’une même émotion, l’empathie consiste en la mise en présence d’une émotion qui n’est pas la sienne. Elle s’oppose en ce sens à la neutralisation d’autrui qui prend la forme d’une émotion imposée de l’extérieur. Ainsi, dans le cas d’une neutralisation émotionnelle, je ne peux comprendre autrui que par analogie avec mes propres sentiments, ce qui, par conséquent, étouffe la singularité de ce qu’autrui ressent. Une œuvre non-empathique dit ce qu’il faut penser, ce qu’il faut vivre ; elle est similaire à un mode d’emploi qui somme le lecteur de se conformer aux démarches nécessaires au bon fonctionnement de la machine conçue d’avance par l’artiste. Or Hirschhorn, soucieux de ne pas consolider le solipsisme du milieu artistique dominant, se pose une question décisive : « Est-ce que je travaille pour une audience non exclusive[3] ? » Inclure, ce n’est pas homogénéiser ; il s’agit d’affirmer l’égalité d’intelligence des participants et, chemin faisant, d’arracher le voile ésotérique de l’art contemporain. Car, conformément à la thèse centrale du révolutionnaire italien brandie à son tour par l’artiste suisse, « tous les hommes sont des intellectuels[4] ». La politique égalitariste est fondée sur une empathie grâce à laquelle la singularité d’autrui – son irréductibilité au même – peut trouver un site d’émergence. L’intelligence partagée de tous les hommes et de toutes les femmes, loin de postuler que tous et toutes pensent la même chose, signifie que tout le monde peut penser.

Thomas Hirschhorn, Gramsci Monument, 2013. Gramsci Archive and Library, Forest Houses, Bronx, New York. Courtesy Dia Art Foundation. Photo: Romain Lopez.

L’empathie de Hirschhorn, qui prend la forme d’un monument par l’intermédiaire duquel s’instaure un dialogue avec l’autre, prend ses racines dans la pensée de Gramsci et, notamment, dans les réquisits nécessaires à la formation de l’hégémonie culturelle des classes dominées contre l’exploitation. L’hégémonie consiste en la production d’une cohérence stratégique des intérêts de tous les dominés. À l’origine de cette unité, qui n’est pas gagnée d’avance, se trouve l’intellectuel dont le rôle est d’unifier les masses en leur faisant prendre conscience de leur domination dont l’objectivité se traduit par l’inégale distribution des moyens de production au sein de la société capitaliste. Pour ce faire, l’intellectuel doit être doté d’une capacité à sentir le peuple : « on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans cette connexion sentimentale entre intellectuels et peuple-nation » déclare Gramsci. Et d’ajouter aussitôt que sans une telle connexion « les rapports de l’intellectuel avec le peuple-nation se réduisent à des rapports d’ordre purement bureaucratique formel ; les intellectuels deviennent une caste ou un sacerdoce[5] ». Gramsci, en défendant le sens commun des masses, chercha sans relâche à détruire l’élitisme des savants révolutionnaires et à encourager la spontanéité créatrice des acteurs prolétariens. Cette connexion sentimentale – chaude par opposition à la froideur bureaucratique – se traduit par l’auto-destitution de Hirschhorn de son rôle d’unique producteur de l’œuvre : la communion empathique, dans un cadre collaboratif, est un partage du geste auctorial, laissant ainsi s’exprimer la voix d’autrui, que ce soit à travers des articles du journal, le choix de musique du DJ, ou les cris des enfants qui s’amusent dans la salle informatique.

Thomas Hirschhorn, Gramsci Monument, 2013. Gramsci Archive and Library, Forest Houses, Bronx, New York. Courtesy Dia Art Foundation. Photo: Romain Lopez.

Mais au milieu de la clameur de l’investissement de tous, un silence se fit entendre qui vint de l’avenir d’alors, du moment où l’œuvre n’existerait plus que dans la mémoire, d’aujourd’hui en somme. En réalité, l’empathie du Gramsci Monument est irréductible à la connexion sentimentale préconisée par Gramsci. Tandis que la passion empathique est de courte durée, l’enrôlement au sein du parti révolutionnaire et la prise du pouvoir étatique nécessitent aux yeux du philosophe-militant un réel engagement, c’est-à-dire une action permanente. L’hégémonie, certes nécessaire, s’étiole si elle n’est pas couplée à la domination directe qui passe par le contrôle du monopole de la violence légitime que possède l’État. Après l’empathie, il y a la loi – puissance d’autorisation et d’interdiction sans laquelle l’éclat d’une nuit (ou de trois mois) disparaît instantanément lorsque le statu quo redevient la norme. C’est donc sur la question de la durée de l’œuvre participative qu’achoppent les idées des thuriféraires de la rencontre de l’Autre par la collaboration. Car les visiteurs de Manhattan rentrèrent en fin de journée à Manhattan, et Hirschhorn à Paris. Le monument fut démantelé ; les quelques mois d’ébullition furent oubliés ; la rencontre fut éphémère et sans lendemain. L’empathie a accouché du vide. Pire encore, elle a accru l’inégalité en produisant l’illusion que quelque chose a été fait. Les belles âmes se sont murées dans leur certitude d’avoir bien agi ; la bonne conscience a apporté le repos nécessaire suite à l’inaction. Face à ce spectacle gratifiant de la fausse altérité, les visiteurs aisés et cultivés ont apprécié le frisson désagréable qui les a traversés. En s’engageant l’espace d’une journée, ils ont pu faire leur bonne action afin de ne rien faire. Empathie ou non, encore un tiers des résidents du Bronx vivent en dessous du seuil de pauvreté établi par le gouvernement américain. 

Mais comment éviter le piège de l’empathie qui consiste à ne produire qu’une forme de bonne conscience suite à l’implication éphémère de l’artiste ? D’autres modèles d’engagement artistique sont possibles, comme en témoigne la pratique nommée legislative art de l’artiste américaine Laurie Jo Reynolds. Loin de vouloir construire des relations empathiques avec l’exclu ou le ségrégé, Reynolds mène une activité militante qui vise à modifier le cadre législatif en place afin d’apporter des solutions concrètes à une situation jugée injuste. Dans l’Illinois, la prison Tamms ouverte en 1998 fut un lieu d’isolement carcéral brutal où les détenus n’avaient accès ni à l’extérieur ni à des lieux communs dans la prison, et nombreux furent ceux qui subirent de graves troubles psychologiques les menant parfois au suicide.

Vue du bureau de campagne contre la prison Tamms, 2012, Chicago. Courtesy Laurie Jo Reynolds. Photo : Soohyun Kim.

En 2008, des artistes, des poètes et des musiciens formèrent le Tamms Poetry Committee avec pour intention de rétablir une communication avec les personnes incarcérées par l’intermédiaire de lettres, d’images et de textes poétiques. Mais l’action ne s’arrêta pas à une pratique guidée par de bons sentiments et par le vœu pieux de faire cesser les maux des prisonniers. La Tamms Year Ten Campaign fut lancée dans le but de sensibiliser la population de l’Illinois au sujet de la situation inhumaine dans la prison et, surtout, de faire porter la responsabilité de la perpétuation des conditions de détention sur les personnes au pouvoir. Les législateurs et le gouverneur furent pointés du doigt lors de forums, de conférences de presse, de journées de lobbying organisées par le collectif qui s’associa à des avocats, aux prisonniers et à leurs familles. Le 4 janvier 2013, le gouverneur de l’Illinois prit la décision de fermer la prison suite à une crise budgétaire, mais aussi à la condamnation par des organisations de défense des droits de l’homme et, surtout, la pression du collectif de militants formé par Laurie Jo Reynolds.

L’art législatif s’oppose radicalement à la participation artistique défendue par Hirschhorn. Tout d’abord, le rapport intersubjectif n’est plus celui d’une relation amicale ou personnelle médiée par la discussion et l’écoute. Bien que Reynolds eût conscience de la douleur d’autrui, elle s’y rapporta d’une façon impersonnelle en décidant de régler le problème par la médiation de la loi. Sa question décisive fut : les droits d’autrui sont-ils respectés ? S’engage dès lors un nouveau rapport de l’art à la loi : l’artiste ne se définit plus comme le transgresseur qui se place hors du système mais il devient, au contraire, un véritable législateur. Ensuite, la notion d’espace et de temps de l’art législatif diffère de celle de l’art participatif. L’artiste ne choisit pas de fonder une micro-utopie de l’instant dans laquelle les violences cesseraient provisoirement de s’exercer sur les exclus mais cherche à faire advenir la justice de manière durable sur un vaste territoire. De nouveau, cela requiert de coopérer activement avec le pouvoir institutionnel pour que l’application des mesures soit respectée sur l’ensemble du territoire visé. Enfin, l’art législatif repose sur une conception de l’artiste qui n’est pas un héros solitaire, transnational et évanescent, mais quelqu’un qui reste travailler au sein d’un collectif dans un espace familier.

Manifestation I AM A MOM des parents des détenus de la prison Tamms, 4.03.2012, Chicago. Courtesy Laurie Jo Reynolds. Photo : Adrienne Dues.

Faut-il alors rejeter en bloc la compréhension empathique ? Il importe tout d’abord de connaître les souffrances et les maux des groupes sociaux assaillis par la pauvreté et le racisme d’État. En ce sens, l’empathie servirait de méthode de connaissance grâce à laquelle le savoir universitaire et le travail artistique pourraient se renouveler au moment où s’effondre la tour d’ivoire. Toutefois, même si l’empathie est au fondement de la compréhension de la douleur d’autrui, elle ne peut lutter efficacement contre les injustices qu’à la condition de trouver un relais dans l’institution juridique qui a le pouvoir de mettre en œuvre le changement et de l’inscrire dans la durée. Ainsi, au Gramsci Monument et à toutes les œuvres participatives dont la nature est de mourir le lendemain, rappelons la critique que Hegel adresse aux belles âmes, préoccupées par le malheur des autres et pourtant décidées à ne rien faire : « La conscience vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l’action et l’être-là, et pour préserver la pureté de son cœur elle fuit le contact de l’effectivité et persiste dans l’impuissance entêtée, impuissance à renoncer à son Soi affiné jusqu’au suprême degré d’abstraction, à se donner la substantialité, à transformer sa pensée en être et à se confier à la différence absolue6. » Pour que l’empathie devienne réellement effective, en dépassant la gratification personnelle et en modifiant par la loi les conditions d’existence au sein d’une société divisée en classes, la splendeur doit être souillée –  produisons des œuvres qui ont force de loi.

[1] Thomas Hirschhorn, Une volonté de faire, Paris, Macula, 2015, p. 67.

2 Ibid.

3 Ibid., p. 83.

4 Antonio Gramsci, Cahiers de prison (Cahier 12), Paris, Gallimard, 1978, p. 312.

5 Ibid., (Cahier 11), p. 299.

6 G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit (1807), tome II, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, p. 189.

Image en une : Thomas Hirschhorn, Gramsci Monument, 2013. Gramsci Archive and Library, Forest Houses, Bronx, New York. Courtesy Dia Art Foundation. Photo: Romain Lopez.


  • Publié dans le numéro : 89
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