Poetry is dead, long live poetry!
par Anysia Troin-Guis
Performance et poésie
Que l’on parle de « sorties[1] », de dispositifs, de littérature hors du livre[2] ou de néo-littérature[3], un nouveau paradigme de la création poétique se met en place aujourd’hui dans le monde de l’art contemporain, faisant jaillir les lettres de la poésie au-delà du texte. Ce hold-up par les artistes d’un matériau traditionnellement lié au livre, et surtout à la page, devient un phénomène d’ampleur entérinant les interférences séculaires de l’art et de la littérature, du visuel et du verbal, qu’il soit lisible ou audible. La porosité des disciplines, tributaire des différentes ruptures qu’ont vu se succéder le XXe siècle et ses différentes avant-gardes, engendre des pratiques conduisant à une certaine indistinction entre poètes et artistes : que les artistes écrivent ou que les poètes soient invités au musée relativise la distinction, déjà affaiblie, entre les arts ainsi que la tradition séparatiste qui va de pair. De fait, la création poétique bénéficie d’une nouvelle médiatisation et devient plurielle, se traduisant sous différents médiums, ne se limitant plus au livre : la poésie est visuelle, numérique ou sonore, elle est performance. Cette dernière est particulièrement intéressante puisqu’elle introduit une vitalisation de la littérature par sa réalisation in praesentia. Alors que dans différentes installations récentes — notamment celles d’Ed Atkins, Happy Birthday !!! au musée d’Art Moderne de la Ville de Paris ou l’exposition de Julien Prévieux, « Mordre la machine »,au [mac] à Marseille — le corps s’efface au profit d’installations déshumanisées représentant, avec inquiétude ou cynisme, l’importance des technologies dans nos vies, ces pratiques poétiques, de la lecture publique à la performance en tant que telle, participent du brouhaha[4]contemporain, en réinvestissant la littérature de ses logiques de prolifération, dans la multitude des espaces publics. Cette conjoncture découle d’une longue histoire, condensant deux apports disciplinaires distincts mais parallèles, qu’il n’est pas inutile de brosser à grands traits pour éclaircir une scène actuelle, prolifique et passionnante, d’un devenir plastique et performatif de la poésie.
« L’art et la vie confondus » : la performance et les poésies expérimentales
L’exil américain conséquent à la Seconde Guerre mondiale encourage la mise en place de nouvelles formes artistiques, dans la lignée des expérimentations dadaïstes qui ont fleuri dans les cabarets au milieu des années 1910. Cependant, c’est dès les années 1930, au Black Mountain College, que se produisent les premiersessais. De nombreux artistes bientôt néo-avant-gardistes s’engagent dans une reconfiguration de l’acte poétique tels John Cage, Merce Cunningham ou Robert Rauschenberg, jusqu’aux events organisés en 1952. Allan Kaprow inaugure par la suite la notion de happening. Niant l’idée traditionnelle d’art, il s’agit alors d’inscrire dans le quotidien des formes artistiques et créatives. Les mutations artistiques sont la conséquence d’une prise de conscience accrue de la nécessité de modifier l’expérience et la relation de chacun à l’art, ne se limitant pas à une dimension esthétique : elles relèvent ainsi d’un parti-pris philosophique. Dans un texte essentiel qui retrace cette évolution, Jean de Loisy, commissaire de l’exposition « Hors limites. L’art et la vie, 1952-1994 », réunit sous cette conception de l’art différentes modalités de la création telles « l’Action, poésie sonore, combine-paintings, événement, happening, assemblage, environnement, dé-collage, intermédias, saut dans le vide, musique monoton, cinéma sans pellicule, 4’33’’ de silence, free jazz, beat generation, lettrisme, tableau-piège, situationnisme, Gutai, Nouveau Réalisme, néodada, Living Theatre, Fluxus[5]… »
Une multitude de nouvelles pratiques artistiques se développe au même moment sur trois continents différents : au sein des États-Unis, en Europe Occidentale et au Japon. La perspective de rattacher l’art à la vie à travers le corps, l’environnement, le temps et l’espace, permise par la performance, semble le moyen de contrer l’apolitisme de l’expressionnisme abstrait alors dominant. Se dessine ainsi une volonté de s’approprier la scène en faisant du geste artistique, si éphémère soit-il, l’œuvre en tant que telle. Œuvre en présence, aux résidus incertains – les artistes peuvent laisser des « empreintes[6] », des résidus de leur performance, mais ce n’est pas systématique. En Europe se déroule une myriade d’événements, notamment grâce à l’intercession de Jean-Jacques Lebel qui organise, en 1962, la semaine Fluxus à l’American Center, à Paris. De même, la première manifestation du Domaine poétique se tient à la librairie-galerie du Fleuve à l’initiative de Jean-Clarence Lambert et regroupe, entre autres, François Dufrêne, Robert Filliou, Ghérasim Luca, Jean-Loup Philippe ou Emmett Williams. Elle sera suivie de nombreuses autres soirées faisant interférer artistes fluxus, Nouveaux Réalistes, quelques lettristes et Américains affiliés à la Beat Generation dont William Burroughs et Brion Gysin. C’est aussi à ce moment-là que Bernard Heidsieck développe sa « poésie action » et Henri Chopin, la « poésie sonore ». Toujours à l’initiative de Lebel, Polyphonix, Festival international de poésie directe, est fondé en 1979 tel un laboratoire des expériences poétiques les plus hybrides.
La performance poétique s’invite dans les centres d’art et les festivals
Le prolongement de ces pratiques dans le champ artistique actuel témoigne d’une énergie palpable et patente dans toutes sortes de musées, galeries d’arts, fondations ou théâtres. Des festivals, à Paris ou à Marseille, font la part belle à la performance poétique dont l’effervescence institutionnelle illustre son ancrage dans un certain patrimoine artistique contemporain. Pour sa deuxième édition, en septembre 2018, le Festival Extra !, organisé par Jean-Max Colard au Centre Pompidou, apparaît comme un espace où la littérature sort du livre pour se donner à voir, à entendre, à ressentir mais aussi, faire débat. Différentes formes littéraires sont représentées, de la poésie visuelle aux lectures et à la performance. Cette dernière se décline sous de nombreuses modalités, et notamment dans ses proximités avec le slam et la musique. La démarche de l’artiste américaine Tracy Morris incarne d’ailleurs cette orientation, mêlant l’apport de la culture populaire des spectacles vivants et l’héritage expérimental de la poésie sonore. Celle qui se définit comme une artiste de la page s’engage pourtant corps et voix dans une performance justement intitulée Sound off the page, aux expérimentations vocales proches des sonorités jazz et selon une poétique dénonçant subtilement les discriminations raciales.
Tout à fait autre, habitué du milieu de l’art jusqu’à concevoir lors de l’inauguration de la Fondation Louis Vuitton le programme Poésie Now ! précisément consacré aux multiples poésies, lectures et performances, Jérôme Game propose une performance intermédiatique où se mêlent texte, voix et vidéo. AroundTheWorld3.0 documente ainsi à partir d’un montage de matériaux multiples prélevés sur Youtube, avec lequel le poète interagit, un voyage paradoxalement immobile, témoignant du flux incessant du contemporain. Le télescopage entre corps et support numérique crée un rythme saccadé et l’oscillation des médiums montre l’instabilité créatrice de la performance qui s’actualise dans l’espace déterminé et défini de l’ici et maintenant, sortant dès lors définitivement du livre.
Le Festival Extra ! remet aussi depuis sa création l’an dernier le prix Bernard Heidsieck : cette année présidé par Julien Blaine, le jury a récompensé l’artiste suédoise Fia Backström, Michèle Métail ayant pour sa part, reçu le prix d’honneur saluant son œuvre pionnière, hybride et multiculturelle, dans le champ de la poésie expérimentale[7]. Partenaire de l’événement, la Fondazione Bonotto a aussi remis un prix à Alain Arias-Misson.
Plus anciennement ancré dans le paysage artistique français et international, Actoral se déroulait à Marseille, de septembre à octobre 2018, pour sa 18e édition. Le festival fondé par Hubert Colas fédère une myriade de lieux culturels, notamment la Friche la Belle de Mai, le [mac] musée d’art contemporain de Marseille, le centre d’art Montévidéo, le Mucem et différents théâtres, libraires et galeries. L’événement propose une programmation large de la création contemporaine : arts visuels, théâtre, danse, musique, littérature et, bien sûr, performance. En ce sens, sont d’ailleurs à l’affiche différents artistes programmés au Centre Pompidou, comme Benoît Toqué avec Entartête ou le projet de Frédéric Boyer et Violaine Lochu, Rappeler, impulsé par la structure Poésie Plate-forme de la Fondation d’entreprise Ricard.
Organisée au Mucem, l’adaptation de Lecture on Nothing de John Cage révèle une autre modalité de la performance et dévoile la plasticité du texte d’origine, au point qu’un chorégraphe se l’approprie. Jérôme Bel en travaille une scénographie minimaliste, ciblée sur l’interprète et son corps. De fait, cet évidement du langage dansé tend à placer une pratique réflexive au centre de l’œuvre qui se concrétise ici dans une proposition d’interprétation de la pièce de Cage. Présentée en 1949 à New York, Lecture on Nothing s’offre comme une composition où le texte reprend les formulations musicales du compositeur et développe la pensée esthétique, philosophique et éthique de l’artiste. Structuré par de nombreuses répétitions et marqué par des silences, évoquant tout aussi bien la géographie que le plaisir, l’art ou la difficulté de discuter sur rien, le discours est ponctué de pauses autoréférentielles qui lui prodiguent un certain humour : « I have nothing to say and I am saying and that is poetry as I need it ». Jérôme Bel organise sa conférence selon une scénographie dépouillée, assis, seul, face à sa table. Traversant les décennies et de nombreuses fois mise en scène, la partition est déchiffrée au gré de sa rythmique lente et lancinante, dans une interprétation qui laisse place aux aléas de la voix ou aux imperfections de la prononciation. Proposition expérimentale dans sa forme, il s’agit bien d’une expérience que propose le performeur où l’apport de la philosophie zen et de l’hypnose dans les recherches de Cage se fait évident.
Autre expérience hypnotique, celle de la lauréate du prix Bernard Heidsieck 2017, Caroline Bergvall. L’artiste franco-norvégienne présentait Ragadawn 43°2’ sur la place d’Armes du Fort Saint-Jean, tout près du Mucem, au lever du jour. Le cadre de la performance, déjà magnifique, est alors rendu spectaculaire grâce aux lumières aurorales. Tel un pont entre le patrimoine de la ville et l’ultra-contemporanéité de la création, la première présentation française de cette performance croise les langues et les médiums, ne se limitant pas au discours textuel : scandant une poésie aux dialectes multiples, Caroline Bergvall invite à un rituel d’environ une heure où la voix, le chant et la musique électronique se rencontrent, confirmant le « flirt[8] » évident entre poésie sonore et musique électro-acoustique. Œuvre intimiste par son cadre, elle questionne le lien entre individu et collectif qui se traduit par le face à face entre la performeuse à la voix modulée et devenue métallique, et la chanteuse lyrique Peyee Chen.
C’est dans cette même appropriation d’un lieu patrimonial marseillais qu’Alex Cecchetti situait sa performance, quelques semaines auparavant, dans le cadre de Paréidolie, le Salon International du Dessin Contemporain, et en écho à son exposition au Frac PACA, « La Chapelle aux cent mille yeux ». L’artiste protéiforme, toujours facétieux, proposait Nuovo Mondo à la Vieille Charité, dans le quartier historique du Panier, à quelques pas du Mucem. La performance se présente tel un séminaire sur la poésie, faisant du performeur un véritable passeur, rappelant dès lors certaines pratiques de conférence-performance. Invitant les visiteurs à un voyage composé de marche et de mots, Cecchetti situe son récit dans l’univers dantesque de l’Enfer et du Paradis et ouvre un dialogue survolté et poétique avec ses voyageurs d’une heure. L’œuvre engage ainsi concrètement le spectateur dans une réflexion via un parcours entre réel et fiction.
Du centre d’art au rond-point : les circuits alternatifs de la performance
Au-delà des manifestations institutionnelles, c’est tout un ensemble de lieux, culturels ou marginaux, qui accueille la performance, comme en témoigne notamment le travail de l’auteure Aziyadé Baudoin-Talec qui a récemment publié l’anthologie Les Écritures bougées (Éditions Mix). Il s’agit ainsi de réunir de nombreux textes issus d’événements organisés par celle-ci, dans différents espaces, au sein de la structure éponyme de production et de diffusion de la poésie qu’elle a fondée. Dans un rapport multiple à la littérature, le figement par l’écrit permet de prolonger et de documenter des événements qui « cherchaient à identifier dans la création contemporaine des formes nouvelles et inédites qui offriraient un temps, un espace et une écoute particulière de la parole ». Si le caractère inédit s’avère discutable, il n’en demeure pas moins que l’entreprise a l’intérêt absolu de promouvoir une vitalisation de la scène poétique actuelle. La transposition des performances vers le médium livre se voit ainsi dotée de toutes les potentialités de la matérialité de la page, déclinant texte mais aussi travail typographique voire graphique relayant la voix des différents artistes, poètes, performeurs mais aussi chorégraphes tels Pierre Alferi, Olivier Cadiot, Thomas Clerc, Joël Hubaut, Arnaud Labelle-Rojoux, Valérie Mréjen, Anna Serra, ou encore Benoît Toqué.
Plus radicales sans doute sont les performances de certains auteurs qui tentent de redoubler la dimension publique du format, en investissant des lieux du quotidien et en refusant de limiter la création aux espaces artistiques. Laurent Cauwet, fondateur des Éditions Al Dante, dénonce longuement dans son ouvrage La Domestication de l’art. Politique et mécénat (Éditions La fabrique, 2017) l’institutionnalisation des pratiques artistiques originellement subversives et ce qu’il considère comme un asservissement des artistes, devenus employés des (fondations d’) entreprises ; de même, Nathalie Quintane parle d’un « tournant mécénal » dans l’ouvrage qu’elle coordonne avec Jean-Pierre Cometti, précisément intitulé L’Art et l’argent (Éditions Amsterdam 2017). En ce sens, la performance, malgré son intégration au marché de l’art, peut dans sa plasticité et son hybridité participer d’une prise de distance. C’est le cas notamment de Charles Pennequin et de son collectif Armée noire qui, malgré une reconnaissance évidente par l’institution et des participations récurrentes dans des lieux culturels reconnus, tente d’élargir le champ déjà hétéroclite de la poésie vivante vers une esthétique davantage liée à l’underground en s’introduisant dans différents espaces de la société comme la rue, les bars, les ronds-points où l’improvisation se fait dominante. De même, on peut signaler la force contestataire que certains poètes essaient d’associer à la performance. Julien Blaine, par exemple, s’engage dans un travail qui lie esthétique et politique depuis les années 1960, jusqu’à dernièrement performer sur la place Jean Jaurès à Marseille, lors des mobilisations contre la restructuration du quartier de la Plaine.
Dans un mouvement perpétuel, l’extension du domaine poétique vers l’art contemporain ne doit pourtant pas signer une sortie définitive de la littérature. Si un fantasme du « post-littéraire » habite la critique, à des fins pessimistes ou, au contraire, dans la perspective d’une reconnaissance et d’un enthousiasme vis-à-vis des nouvelles potentialités créatrices[9], les pratiques poétiques, labiles et ouvertes, s’actualisent dans des lieux multiples et font de la performance un mode de publication à part entière. Au public de s’en saisir…
[1] Voir Jean-Marie Gleize, Sorties, Paris, Questions théoriques, coll. « Forbidden beach », 2009.
[2] Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (dir.), Littérature, « La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre », n° 160, décembre 2010.
[3] Magali Nachtergael, « Le devenir-image de la littérature : peut-on parler de “néo-littérature” ? », dans Pascal Mougin (dir.), La Tentation littéraire de l’art contemporain, Dijon, Les presses du réel, 2017.
[4] Voir Lionel Ruffel, Brouhaha : les mondes du contemporain, Paris, Éditions Verdier, 2016.
[5] Jean de Loisy, « Bouleversements de situations », Hors limites. L’art et la vie, 1952-1994, catalogue de l’exposition du Centre Pompidou, du 9 novembre 1994 au 23 janvier 1995, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 14.
[6] Voir Gérard Genette, L’Œuvre de l’art I. Immanence et transcendance, Paris, Seuil, coll. « Poétiques », 1994, p. 77.
[7] Son travail fait d’ailleurs l’objet d’une très récente étude dirigée par Anne-Christine Royère, Michèle Métail, la poésie en trois dimensions, Les presses du réel, 2019.
[8] J’emprunte l’expression au titre de la playlist de Gaëlle Théval et Anne-Christine Royère conçue comme l’extension sonore de leur article « ‘‘Des chemins parallèles n’excluent pas flirts, tendresses, violences et passions’’ : poésie sonore et musique électro-acoustique » (Revue des Sciences Humaines, « Poésie et musique », n°329, 2017). Le podcast réunit notamment des œuvres de Bernard Heidsieck, Stockhausen, Arthur Petronio, Henri Chopin, François Dufrêne, John Giorno, Anne-James Chaton, Andy Moor & Alva Noto : http://synradio.fr/quelques-flirts-entre-poesie-sonore-et-musique-electro-acoustique-orchestres-par-gaelle-theval-et-anne-christine-royere/
[9] Voir Johan Faerber, Après la littérature. Écrire le contemporain, PUF, août 2018.
Image en une : Jazzy Bazz, festival Extra !, Centre Pompidou, Paris, 5-9.09.2018. Photo : Hervé Véronèse.
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