Pour une critique d’art prédictive
En juillet 2018, j’ai proposé à mon amie Nadia Barrientos de tirer pour moi l’avenir de l’art contemporain au tarot de Marseille. Nadia est la meilleure cartomancienne que je connaisse, elle est d’ailleurs intarissable sur l’histoire du tarot et ne rechigne jamais à tirer les cartes à de parfaits inconnus dans les bars où je l’ai souvent croisée. Nous nous étions rencontrées pendant le séminaire que Denys Riout donnait à Paris-I il y a pile dix ans, qui portait sur les œuvres invisibles. Une décennie plus tard, je proposai donc à Nadia de faire le bilan de ce « milieu » de l’art contemporain dans lequel nous avons gravité ou surnageons toujours.
Le jeu a été mélangé par Nadia, je l’ai coupé puis ai formulé en plusieurs phrases la question qui m’intriguait. Dans le fond, je voulais savoir où tout cela nous mènerait. Où irions-nous, artistes, commissaires d’exposition, critiques d’art, dans ce flux que l’on a souvent tellement de mal à entrevoir avec la juste distance. Le système que nous connaissons aujourd’hui allait-il s’effondrer, se transformer profondément ou se renforcer ?
J’ai choisi trois cartes, la première symbolisant l’état présent de l’art contemporain, la deuxième ce qui se jouera entre l’avenir et nous, la dernière représentant l’avenir. Deux cartes sont adjointes à ce tirage, l’une qui agira comme un allié, l’autre comme un obstacle.
J’ai tiré, dans l’ordre :
État présent : Le Bateleur (premier arcane)
Bouleversement : L’Arcane sans nom (arcane XIII)
Avenir : Le Soleil (arcane XIX)
Allié : L’Étoile (arcane XVII)
Obstacle : L’Impératrice (arcane III)
Nadia, qui est d’habitude très placide, a dit ceci, dans l’ordre, en découvrant les trois premières cartes : « Ooooh » (Le Bateleur), « [rire] » (L’Arcane sans nom), « [juron] » (Le Soleil). Puis elle a rajouté : « C’est d’une grande clarté. »
Analyse du tirage, d’après les paroles de Nadia Barrientos
Le Bateleur.
Le Bateleur est une carte ambiguë et égoïste : son personnage circule constamment entre le vrai et le faux, le visible et l’invisible. Le bateleur porte des chaussures bicolores, il a tous ses outils d’illusionniste sur la table, il attend de divertir, au sens premier du terme, c’est-à-dire détourner l’attention.
Cette carte, qui ouvre le jeu, nous dit qu’il faudra éprouver des étapes, des luttes et des souffrances pour pouvoir arriver à une sorte de maturité. C’est ce circuit qui, à un moment donné tourne à vide, car même si sa puissance est très forte, elle est toujours dans le trait d’esprit. Il me paraît évident que tirer cette carte en premier évoque le fait que ce système sans altérité, confit dans l’entre-soi, est totalement figé dans la croyance en son prestige symbolique. Lorsque la réalité arrivera, et elle finit toujours par arriver tôt ou tard, le Bateleur s’effondrera de manière misérable.
L’art contemporain balbutie, il est un infans, et ne sait pas parler. Il est pure puissance, dans la manifestation de celle-ci et pas dans l’action. Il est dans une attitude onaniste, et jouit de tous les possibles qu’il contient. Comme il n’est pas dans l’expérience ou dans la concrétude, il demeure dans le fantasme et n’ose se confronter à la matérialité de la vie. Cette figure puérile, inconsciente, préfère imaginer sa vie plutôt que la vivre. En cela, il suit le précepte de Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace (1957) : « Toujours, imaginer sera plus grand que vivre ». C’est une déclaration qui se discute. Toujours est-il que l’art préfère cette liberté, qui s’avère peut-être être une prison. Il préfère ne rien sacrifier, et refuser le partage, l’altérité, la confrontation, la lutte et l’existence dans ce qu’elle a de plus rugueux. Il est dans le jeu, mais il se ment à lui-même. Comme c’est un personnage orgueilleux, il est aveugle face à sa situation : il pense qu’il pourra toute sa vie maintenir cette illusion, mais c’est avant tout lui-même qu’il fait pâtir.
[Note de l’auteure : lu, dans le Tarot de Marseille (1949) de Paul Marteau, à propos du Bateleur, décrit comme « l’homme comme pouvoir actif et créateur » : « Cette lame donne une tendance favorable, mais n’étant pas formelle n’indique pas la guérison. […] Tendance à la dispersion dans l’action, au manque d’unité dans les opérations. […] Hésitation. Indécision. Incertitude dans les événements. »]
L’Arcane sans nom.
Il ne faut pas avoir peur de l’Arcane sans nom, qu’on appelle aussi La Mort. Placée ici, elle désigne un moment de changement entre la situation présente de l’art et son devenir : c’est ce qui va permettre de faire mûrir ce que nous connaissons actuellement.
Si l’on se penche sur cette carte, on voit qu’elle représente un squelette qui remue un champ avec une faux, dont la terre est féconde, puisqu’elle est jonchée de morceaux de corps et de cadavres. C’est donc une terre vivante, en putréfaction : voilà une image très alchimique de la métamorphose, qui vient recombiner en permanence la même quantité de matière. Bien sûr, on peut penser à la phrase de Lavoisier inspirée d’Anaxagore, « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Mais nous vient aussi à l’esprit la devise des alchimistes, « Solve et coagula », c’est-à-dire « Dissous et coagule ». Nous en sommes arrivés à un tel point de sclérose qu’il faut tout dissoudre et tout recomposer, afin que le vivant se perpétue. C’est une forme de justice et de sagesse que cette figure de la mort, qui pourtant nous fait tant peur. La mort est au cœur de toutes les angoisses humaines les plus archaïques, et pourtant dans ce tirage elle intervient comme un signe positif, puisqu’elle incarne le changement. Elle est une vraie vanité, puisqu’elle vient remuer, décomposer et recomposer. La seule question que l’on peut se poser serait de savoir si ce changement va venir de l’intérieur ou de l’extérieur.
[Note de l’auteure : se souvenir des mots d’Aurel Kolnai dans Le dégoût (1929) : « La marque du dégoûtant réside spécialement dans le processus de pourriture et dans ce qui en est porteur. […] Répétons que ce qui est mort ne dégoûte jamais en tant que substance vivante ayant perdu ses fonctions vitales, sinon la viande de boucherie serait dégoûtante, et même une statue ou un portrait auraient une pointe de dégoûtant, ce qui n’est nullement le cas. […] Indubitablement, à l’extinction de la vie dans la pourriture s’associe une étonnante intensification de la vie, une manifestation accrue de ce qui du vivant est là. »]
Le Soleil.
Sur cette carte, un très grand soleil éclaire et larmoie sur un couple de jeunes jumeaux, placés devant un muret. La scène rappelle l’allégorie de la caverne de Platon, et évoque un éclaircissement, qui peut bien sûr aveugler, mais qui se manifeste de façon rationnelle. Bien sûr, tout cela peut ne pas être apaisant, car c’est une réalité crue, ou encore la vérité. On n’a pas toujours envie de la voir, mais au moins le message est clair, même s’il est douloureux : bas les masques, on ne peut plus faire semblant. Le Bateleur est mort, c’est fini. Les jumeaux, que l’on retrouve dans la carte du Diable (arcane XV), nous parlent de circulation entre des formes invisibles. L’altérité amenée par ce duo de jumeaux est très bon signe, puisqu’elle vient inverser la fausse altérité du Bateleur, qui n’est qu’une asymétrie. Ces deux forces en présence tentent de s’apprivoiser, elles luttent en même temps. Voilà l’indice – ou la prémonition – d’une respiration, d’une issue dialectique qui va advenir, et qui n’est aujourd’hui pas présente. L’art contemporain va se retrouver face au monde, et devra faire équipe avec lui.
[Note de l’auteure : toujours dans le Tarot de Marseille de Paul Marteau, à propos du Soleil, cette sentence mystérieuse : « Cette Lame ne s’applique qu’aux grands sentiments. » La voilà, la réalité crue : en 1977, Jiří Kovanda fixe le soleil si longtemps qu’il en pleure. Toutefois, le soleil sait se faire plus clément. En 1968, au cours d’une performance intimiste rejouée sous l’œil d’un appareil photographique l’année suivante, Gina Pane enfonce dans le sol un rayon de soleil, aidée de petits miroirs. Trente ans plus tard, Hreinn Friðfinnsson recueille au creux de ses mains réunies en coupe la lueur arc-en-ciel produite par un rayon de soleil filtré par un simple prisme. Enterrement du soleil, retour du soleil.]
L’Étoile.
La carte représente une femme nue, qui mêle deux liquides à un fleuve. Ce geste nous parle de fluidité, d’échange, d’harmonie, d’écoute, d’accord entre l’intérieur et l’extérieur. L’étoile est un astre caché, obscur, qui mûrit dans l’intériorité. C’est un arcane qui a à voir avec l’intuition, le désir mais aussi le rêve. L’étoile est une figure occulte, qui n’est pas forcément visible. Même si elle est bien présente, elle demeure dans une forme d’obscurité, parce qu’elle est discrète et silencieuse. Avec l’étoile, on n’est pas dans le coup d’éclat, ni dans l’esclandre ou dans le coup de force. Tout cela est dans l’ombre, mais travaille souterrainement, sans toutefois enlever sa puissance.
[Note de l’auteure : imaginer que l’étoile du tarot de Marseille n’est autre que la mariée de Marcel Duchamp, qu’il qualifie de « puissance timide », « réservoir à essence d’amour ». André Breton, dans Arcane 17, évoque la « pâleur d’étoile », l’étoile comme « lueur », comme « pure cristallisation de la nuit ». Et il conclut l’appendice de 1947 par ces mots en suspens : « Ma seule étoile vit… ».]
Je serais tentée de dire que l’art, et tout le système qu’il charrie, va se démocratiser : il ne sera plus le fait des seuls spécialistes mais deviendra celui de chacun. La mort qu’évoque l’Arcane sans nom va passer par la disparition de ce circuit fermé d’un collège de pseudo-spécialistes qui s’auto-congratulent devant leur maîtrise des significations – qu’au passage ils ne maîtrisent même pas. Ce prestige symbolique va s’écrouler grâce à l’appropriation personnelle que chacun pourra faire de l’art, en l’extrayant de cette gangue qui l’englue. L’étoile est une forme intime, personnelle : c’est la puissance propre à chaque artiste qui travaille à une forme de démantèlement du système actuel dans la durée et dans la patience.
[Note de l’auteure : se remémorer les mots de Jean Dubuffet : « Quel pays qui n’ait sa petite section d’art culturel, sa brigade d’intellectuels de carrière ? C’est obligé. » La litanie de ses caractéristiques n’est pas des plus flatteuses : sans vitamines, nageur d’eau bouillie, l’intellectuel « opère trop assis : assis à l’école, assis à la conférence, assis au congrès, toujours assis. Assoupi souvent. Mort parfois, assis et mort. »]
L’Impératrice. C’est une carte de pouvoir et d’assise, avec un personnage assis, qui tient à ses insignes, à sa façade. Il pourrait s’agir d’une métaphore du pouvoir institutionnel, tel que les artistes en jouent ou en souffrent. Dans ce tirage, l’Impératrice est une force extérieure qui vient acculer, oppresser, qui empêche le renouveau annoncé par l’Arcane sans nom. Même si l’Impératrice paraît faire la gueule, des ailes lui poussent de chaque côté, couleur chair. Elle est figée, mais des moyens lui sont donnés pour qu’elle puisse s’envoler. Le salut serait donc d’abandonner cette façade mortifère pour aller du côté du charnel.
[Note de l’auteure : se rappeler que dans le Jardin des Tarots de Niki de Saint Phalle, l’Impératrice est une des sculptures les plus imposantes, de plus de vingt mètres de long. Représentée sous la forme d’un sphinx, l’Impératrice possède une poitrine proéminente, avec un sein-cœur et un sein-fleur. Comme réincarnation charnelle, on fait difficilement mieux.]
Pour résumer ce tirage
La situation actuelle ne peut aboutir à rien de bon, car elle est tournée uniquement vers elle-même, et n’arrive plus à être en dialogue avec le monde qui l’entoure. L’effondrement de ce huis clos est inéluctable, la rupture sera nette et radicale. L’art redeviendra quelque chose de naturel pour chacun, il ne pourra plus être enclos dans un périmètre symbolique ou institutionnel mais redeviendra l’outil de l’inscription de chacun et chacune dans le monde et dans l’existence. Tout a été perdu, et tout se retrouvera autrement. Le tirage ne pourrait être plus clair.
Bibliographie
Jean Dubuffet, « L’art brut préféré aux arts culturels », L’art brut préféré aux arts culturels, Paris, Galerie René Drouin, 1949.
Paul Marteau, Le tarot de Marseille, Paris, Arts et métiers graphiques, 1949.
Aurel Kolnai, On Disgust [1929], Paris, Agalma, 1997.
Marcel Duchamp, Duchamp du signe suivi de Notes (Michel Sanouillet et Paul Matisse éds.), Paris, éd. Flammarion, 2008.
André Breton, Arcane 17 [1944], Paris, éd. Adam Biro, 2008.
Jill Johnston et Marella Caracciolo Chia, Niki de Saint Phalle et le jardin des Tarots, Paris, éd. Hazan, 2010.
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