La vague techno-vernaculaire (pt.1)

par CRO : Félicien Grand d'Esnon et Alexis Loisel-Montambaux

Revaloriser les savoirs et pratiques vernaculaires à l’ère technologique et numérique

« J’allume mon masque thérapeutique à LED fabriqué en Chine et le règle sur une fréquence de lumière verte. On m’a dit que je devais m’irradier de vert si je voulais voir ce que voit une plante. » ¹

À l’ère de l’hyperconnectivité, du tout technologique et de la dématérialisation, on note un regain d’intérêt pour le fait main, le local, la déconnexion ponctuelle, les médecines alternatives et pratiques new age. Comme l’artiste, activiste et éducatrice chilienne Patricia Domínguez, nous sommes de plus en plus nombreux·sesx à embrasser un mode de vie hybride, où le made in China rencontre l’artisanat et où les pratiques ancestrales peuplent peu à peu nos smartphones. Ce que nous appelons ici le techno-vernaculaire transcende l’opposition entre un monde contemporain qui serait tourné vers le futur, l’accélération technologique et les processus d’homogénéisation culturelle qui en découlent, et un autre monde qui serait en marge, passéiste, tourné vers les pratiques vernaculaires et les traditions. 

D’une part, la technologie est un ensemble d’outils, de savoirs, de pratiques fondés sur des principes scientifiques. Présupposée propre à l’humain, la technologie a vocation d’optimisation des modes d’extraction des ressources, de production matérielle, de relais cognitif et informationnel. Soumises à un principe d’utilisation et d’obsolescence, d’apparition et de déclin, les nouvelles technologies sont le reflet de la modernité et de son innovation scientifique exponentielle. Celleux qui les utilisent sont perçu·e·sx tour à tour à l’avant-garde, dans l’ère du temps puis dépassé·e·sx, dans une logique temporelle linéaire, occidentalocentrée.

D’autre part, le vernaculaire désigne tout ce qui est particulier à une communauté. Il qualifie ce qui est propre à un lieu, à une population restreinte, ce qui est autochtone, indigène. Le vernaculaire est à rapprocher du folklore, qui est l’ensemble des productions collectives qui émanent d’une communauté et se transmettent d’une génération à l’autre principalement par voie orale et par imitation : récits, musiques, croyances, rites, costumes, danses, techniques, etc. La dénomination vernaculaire d’une plante ou d’un animal est celle qui s’oppose à la dénomination scientifique, car elle est une dénomination localisée et dans sa langue d’origine. Imprégné·e·sx du scientisme occidental, on appréhende toute technique vernaculaire comme primitive, appartenant à un monde révolu et économiquement inefficace. Son choix serait associé à un refus de la modernisation et de la mondialisation. 

Comme le souligne l’artiste, agricultrice, doula², professeure de yoga kuṇḍalinī³ et kemetic⁴ Tabita Rezaire : « […] le terme savoir scientifique pose question, au vu de la hiérarchie entre les systèmes de connaissance imposée par la colonialité qui réserve l’attribut scientifique à la seule connaissance occidentale rationaliste logique / prouvée. Lorsque l’on se libère de ces / ses biais racistes et autorisons d’autres cultures scientifiques à exister, le mot technologie prend toute son ampleur. »⁵

Une nouvelle génération d’artistes démontre la fécondité possible d’une porosité entre le technologique et le vernaculaire. À travers les œuvres de quelques artistes techno-vernaculaires, voyons comment celleux-ci revalorisent des savoirs ancestraux marginalisés en les fusionnant aux références des milleniums tiktokeurs.

Tabita Rezaire, Farmer’s Wisdom, 2022. Vue de l’exposition «YOYI! Care Repair Heal», Gropius Bau, Berlin, Allemagne, 16 septembre 2022 – 15 janvier 2023. Courtesy AMAKABA.

Le réveil des néo-indigènes

L’invisibilisation du vernaculaire des savoirs autochtones s’ancre à partir de l’ère coloniale et persiste encore aujourd’hui via la colonialité qui compose nos systèmes économiques et politiques. Les savoirs occidentaux modernes sont dès lors perçus comme des modèles de vie, de divertissement, de consommation et promeuvent un rapport ontologique au monde. Ces formes de domination poussent à se substituer, brutalement ou insidieusement, aux connaissances ancestrales. 

Cas parlant, les peuples amérindiens du Canada, victimes des conquêtes européennes de la fin du xvie siècle, sont devenus, malgré la création de réserves et la restitution de certains territoires, des corps étrangers au sein de leurs terres ancestrales dégradées. Face à cette exclusion, le collectif autochtone nord-américain New Red Order (NRO), dont les contributeurs principaux sont Adam Khalil (Ojibway), Zack Khalil (Ojibway) et Jackson Polys (Tlingit), réhabilite ces communautés et mène une lutte pour un futur indigène. « C’est une frustration que nous avons ressentie face à la politique autochtone en Amérique du Nord, voire dans le monde, où les préoccupations des autochtones sont constamment présentées comme un retour à quelque chose qui ne peut plus exister. Mais même si tout le monde ne veut pas vivre dans un wigwam, nous voulons quand même nous sentir chez nous ici. Rendez-le nous. »⁶ Afin de recruter des allié·e·sx et de former un nouvel environnement propice à la contemporanéité indigène, à l’encontre d’une entité fantasmée dans un passé sauvage, NRO a assimilé les codes et les techniques du marketing. Au sein de leur projet multiforme « Never Settle »⁶ (2018-), des installations participatives et campagnes de recrutement invitent les visiteu·r·se·sx, potentielles recrues, à se soumettre à une initiation. Une des vidéos qui en est issue, Never Settle: Calling In (2020), nous enrôle, non indigènes, à la manière d’un spot de campagne politique, dans une société secrète publique pour une réelle postcolonialité. Derrière sa musique et ses images génériques de publicité, Never Settle: Calling In entend canaliser une vision inappropriée de l’indigénéité, basée sur la marchandisation, l’exotisation et l’appropriation décontextualisée, afin de créer des voies d’expansion pour l’action indigène. La culpabilité des colons installés est accessoire face au futur de leurs communautés, celui qu’iels peuvent construire avec des stratégies et moyens actuels. 

Ce projet politique permet l’existence d’une indigénéité adaptée aux réalités urbaines mondialisées. Il célèbre les néo-indigènes : des communautés invisibilisées capables de reprendre le contrôle de leur capital culturel ancestral face à la colonialité.

À l’autre bout du monde, ce récit oppressif occidental est également remis en cause par le collectif Slavs and Tatars (fondé en 2006, en Eurasie). Célébrant les syncrétismes culturels du continent eurasien — du mur de Berlin à la Grande Muraille de Chine —, il s’attaque avec humour au désir occidental d’absolutisation d’une temporalité commune. À l’instar de NRO, l’installation multisensorielle Dillio Plaza (2019), issue de leur cycle de recherche autour de la fermentation Pickle Politics (2016-), prend la forme d’un espace promotionnel pour des jus fermentés de cornichon et de chou, également lieu de détente où les visiteu·r·se·sx peuvent se ressourcer. Affiches, distributeurs automatiques de jus, rideaux à lamelles PVC, fontaines et sièges en plastique vert : dans cet espace promotionnel, les jus fermentés nous sont vendus comme de luxueux produits de bien-être. L’installation peut faire écho à une récente assimilation de produits fermentés par la grande distribution et ses chaînes de production, comme pour des parfums de luxe ou les électrolytes de boissons énergétiques. Paradoxalement, la fermentation est une pratique vernaculaire ancestrale, avérée notamment dans les tribus nomades turciques (7200 av. J.-C.). Comme l’indique Slavs and Tatars, si aux États-Unis le jus de cornichon est vendu depuis le début des années 2000 comme une boisson pour sportifs, en Europe de l’Est c’est un remède traditionnel contre la gueule de bois. Il s’oppose à une histoire culturelle monolithique linéaire imposée par le capitalisme et célèbre l’hétéroclisme culturel. Une approche qu’il manifeste dans la création de leur Pickle Bar, lieu de réflexion et de rencontres où sont servis des mets slaves fermentés et autres vodkas.

Ces luttes contre l’homogénéisation et la sauvegarde des traditions sont soulignées par de nombreu·x·ses artistes techno-vernaculaires. De nationalité koweïtienne, Monira Al Qadiri (1983, Dakar) a fait ses études au Japon et est aujourd’hui basée à Berlin. Avec ses œuvres iridescentes, où fusionnent le pétrole et la perle d’huître, elle s’intéresse à l’émergence fulgurante des pétroéconomies du Golfe arabique et au déclin des traditions de la région. Dans sa vidéo Diver (2018), le mouvement des nageuses synchronisées dans l’eau noire est rythmé par des chants de pêcheurs de perles, des chants koweïtiens dont certains datent de plus de 800 ans, et qui sont peu à peu oubliés avec la disparition du métier, quand ils ne sont pas rejoués pour les touristes. Le grand-père de l’artiste était lui-même chanteur sur des bateaux de pêcheurs de perles. Les performeuses nagent et tournoient jusqu’à épuisement, à l’instar du mouvement circulaire des foreuses perçant de nouveaux puits de pétrole jusqu’à épuisement des ressources. Comme Al Qadiri, des d’artistes techno-vernaculaires mettent le doigt sur les phénomènes concomitants de la dégradation environnementale et la disparition de certaines compétences humaines.

Timur Si-Qin, Rio Rinquia Altar: Undivided Ground (detail), 2020. Acrylique gravé et imprimé aux UV, lumière LED, ABS, émail, 181 x 70 x 53 cm. Courtesy de l’artiste et Société, Berlin. Photo : Timur Si-Qin 

De l’immanence indigène vers la spiritualité comme technologie

Les sociétés occidentales, agraires et sédentaires, nous poussent à voir le monde de manière anthropocentrique, plaçant l’humain au centre de l’organisation du vivant. L’apparition des religions monothéistes (circa 1500 av. J.-C. – 600 apr. J.-C.), introduisant le concept d’un dieu transcendant, renforce cette vision et tend à déposséder la nature de son agentivité spirituelle, telle que perçue par des populations animistes de chasseurs-cueilleurs, des cultures basées sur le fourrage, etc. Leurs pratiques vernaculaires sont considérées comme non productives et incompatibles à l’établissement d’une humanité toute-puissante. Pourtant, les pratiques rituelles et spirituelles orientées vers la nature ont été essentielles pour développer une conscience écologique à un niveau local et communautaire, avant même l’apparition du mot écologie. Dans nombre de ces sociétés, l’humain est à envisager de manière égale avec les autres formes de vivant. La destruction d’une partie mène à la perte du tout : le monde se constitue de parent, plutôt que de ressources. L’animisme et les spiritualités non dualistes tels le bouddhisme, l’hindouisme et le taoïsme, rejettent les oppositions strictes entre nature et culture, humain et non-humain, esprit et matière, corps et âme. Elles soulignent leur interdépendance, leur immanence. Des œuvres d’artistes techno-vernaculaires pourraient-elles faire regermer en nous des formes ancestrales et hybrides d’immanence indigène ? 

Timur Si-Qin (1984, Berlin), dont la pratique envisage la place de l’écologisme dans la spiritualité, souligne l’attention séculaire des sociétés indigènes à maintenir un équilibre et à empêcher toute destruction de l’environnement : « Ce n’est qu’au cours des dernières décennies que les Occidentaux ont pris conscience des limites de leur environnementalisme. Cette tendance doit s’accélérer si nous voulons avoir un espoir de relever les défis du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. Bien que les peuples autochtones ne représentent que 5 % de la population mondiale, ils s’occupent de plus d’un quart des terres de la planète et protègent environ 80 % de la biodiversité mondiale. »

Timur Si-Qin est basé à New York, d’origine allemande et mongolo-chinoise, il a grandi à Berlin, à Beijing et dans une communauté apache du Sud-Ouest des États-Unis. Il s’est d’abord fait connaître avec l’émergence du post-Internet, au début des années 2010. En 2016, il crée New Peace, une œuvre au long cours prenant la forme d’un nouveau protocole, à la fois marque-écosystème et spiritualité symbiotique avec la nature. Dans ses installations aux formes organiques, ses environnements en réalité virtuelle (VR) de paysages désertiques et ses produits dérivés, il utilise des images générées par ordinateur et des techniques marketing. Ces outils cognitifs créent un pont empathique avec le non-humain, afin de nous reconnecter à notre environnement. New Peace comble notre vide spirituel occidental croissant. Deux postulats imprègnent la pensée de Si-Qin. D’une part, les traditions spirituelles et les religions sont une forme de technologie multimillénaire proposant aux communautés des protocoles pour adapter leur comportement à leur environnement local. D’autre part, l’art est une forme de religion séculière qui connecte des individus entre eux, célèbre la diversité, en suscitant des émotions collectives. Il emploie son site Internet, ses œuvres, ses publications et conférences en ligne pour répandre les valeurs de cette nouvelle spiritualité inspirée des sociétés animistes, du taoïsme et ancrée dans les urgences — notamment écologiques — contemporaines. 

Tabita Rezaire (1989, Paris) écrit dans l’ouvrage Conscience u.terre.ine : « Grâce aux technologies d’information et de communication ancestrales africaines et autochtones, nous osons réconcilier les mondes de la matière organique, de l’énergie et de l’électronique, pour que puisse advenir une conscience technomystique. Nous chantons pour décoloniser et guérir nos technologies. »⁹ En 2020, elle inaugure Amakaba, un centre dédié aux sagesses de la terre, du corps et du ciel dans la forêt amazonienne de Guyane. L’art, la science et la spiritualité se côtoient au sein de projets qui développent autant l’agroécologie et la culture du cacao, que les rituels de solstice et d’équinoxe qui nourrissent la connexion entre ciel et terre. On y promeut les cycles des plantes, de la lune, des femmes, pour favoriser la guérison collective et la transmission des savoirs ancestraux ; on y célèbre les cycles des femmes, des premières menstruations à la maternité, et la matrice utérine est honorée comme technologie originelle. Amakaba développe en Guyane un réseau de doulas, attentives aux sagesses ancestrales, qui voient en la naissance une initiation millénaire. Pour Farmers’ Wisdom (2022), une installation issue des recherches d’Amakaba, une gigantesque ruche-hutte¹⁰ en torchis accueille quatre vidéos¹¹. Des agriculteur·rice·sx guyannais·e·sx racontent leur rapport à la terre, par la culture du cacao, les plantes médicinales, l’apiculture et les abattis traditionnels autochtones. Iels discutent des enjeux d’entretien des terres vivantes, du développement de moyens autonomes de subsistance en transmettant leurs conseils et valeurs aux jeunes générations.

Monira Al Qadiri, Choreography of Alien Technology, Alien Technology (Tower), 2023. Vue d’installation, « Mutant Passages », Kunsthaus Bregenz, Autriche, 22 avril – 2 juillet 2023. Courtesy de l’artiste et König Galerie © Monira Al Qadiri, Kunsthaus Bregenz. Photo: Markus Tretter
Timur Si-Qin, Rio Rinquia Altar: Undivided Ground, 2020, Acrylique gravé et imprimé aux UV, lumière LED, ABS, émail, 181 x 70 x 53 cm. Vue de l’exposition, « take me, i love you », von ammon co, Washington, Etats-Unis, 17 octobre -15 novembre 2020. Courtesy de l’artiste et Société, Berlin. Photo : Timur Si-Qin

1 Patricia Domínguez, Technologies of enchantment. When a ceramic vase and a drone cry together, Gasworks, Royaume-Uni, 2019, p. 19.
2 Une doula est une personne qui accompagne et soutient les femmes et leur entourage durant la période prénatale, postnatale, en complément du suivi médical, ainsi qu’en période de transition, de ménopause ou de deuil. 
3 Yoga indien à dimension spirituelle.
4 Yoga à dimension spirituelle né en Égypte dans les années 1970, qui s’inspire de la philosophie d’Égypte antique et des positions des personnages dans les hiéroglyphes.
5 Tabita Rezaire, « La guérison décoloniale : plaidoyer pour les technologies spirituelles », in Conscience u.terre.ine, Les presses du réel et Espace multimédia Gantner, France, 2022, p. 165.
6 New Red Order (propos recueilli par  Giampaolo Bianconi), « New Red Order on channeling complicity toward Indigenous futures », ARTFORUM, octobre 2020, https://www.artforum.com/interviews/new-red-order-on-channeling-complicity-toward-indigenous-futures-84189.
7 Source des données : Stephen T. Garnett, Neil D. Burgess, Julie E. Fa, et al. « A spatial overview of the global importance of Indigenous lands for conservation. »,in Nature Sustainability, Vol I, juillet 2018, pp. 369-374.
8 Citation de Timur Si-Qin, in Heaven is Sick (extrait), 2020, p. 20.
9 Tabita Rezaire, « La guérison décoloniale : plaidoyer pour les technologies spirituelles », in Conscience u.terre.ine, Les presses du réel et Espace multimédia Gantner, France, 2022, p. 155.
¹⁰ Réalisée in situ au Gropius Bau en collaboration avec trente étudiant·e·sx du Natural Building Lab de Berlin lors du workshop Beehive — Natural Building Lab (nbl.berlin).
¹¹ Tabita Rezaire, « Singing Bee Garden » (2021), « Cacao d’Amazonie » (2021), « Jardin Bois de Rose » (2022), « Terre Rouge » (2022).

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Head image : Slavs & Tatars, Dillio Plaza, 2019.
Courtesy Kraupa-Tuskany Zeidler, Berlin. Photo : Luca Giardini