Du blanc sur la carte

par Guillaume Gesvret

Le titre de la dernière Biennale de Venise, « Étrangers partout », appelait une lecture au pied de la lettre. Le pavillon danois, barré par son nom groenlandais, indiquait la sortie et une réflexion plus générale sur l’étrangeté du corps contemporain. Chez Pia Arke, Inuuteq Storch et Bouchra Khalili, le corps est rendu étranger à un paysage vidé par le pittoresque colonial ou rabattu malgré lui sur une mappemonde dessinée par d’autres. Ces trois artistes effacent le corps des paysages, quitte à en redoubler le blanc spectral ou, au contraire, à le déchirer d’un coup pour y réincarner les figures absentées. Un simple trait y dessine aussi un trajet de douleurs suspendu à la mine d’un feutre. 

Du blanc sur la carte 

Qui est déjà allé à Uummannaq finit toujours par y retourner, car, quelque part sur la petite île de falaises, il y a perdu son cœur
Chanson groenlandaise 

Quand on se repère sur une carte ou que l’on s’oriente dans une exposition, retrouver la réalité extérieure n’est pas toujours facile ; le risque est toujours de mal évaluer les distances, de mal identifier les lieux, de ne plus faire le rapport (d’échelle) entre ce qui était bien délimité (un lieu, un thème) et notre expérience de la réalité, pleine de reliefs irréguliers dans lesquels se perdre. Est-ce qu’une exposition aide encore à lire, c’est-à-dire à s’orienter dans l’imprévisible ? 

Pia Arke, Krabbe 1906 / Jensen 1947, 2005. Collage. Courtesy Pia Arke Estate. Private Collection © Pia Arke Estate.

Calme cicatrice  

Un corps plonge dans un paysage qu’il finit par déchirer au risque de se déchirer lui-même ; il subit le paysage autant qu’il le travaille, le chiffonne, y dessine d’autres lignes brisées, échancrées. Dans la performance filmée Arctic Hysteria (1996), Pia Arke (1958-2007) nage nue au milieu d’une grande photographie de paysage arctique capturé par une camera obscura de sa fabrication, petite cellule blanche à échelle humaine, déplaçable, par exemple, au bord d’une falaise du Groenland. L’artiste est née d’une mère groenlandaise (terme plus adéquat qu’« inuite ») et d’un père danois. Ses œuvres évoquent cette scission familiale, enrobée d’un silence constant : enjeu continuel et conflictuel de ses performances, photographies, montages – aucune « appartenance stable », selon elle –, qui met un terme à cette série. Ici, artiste, là, ethnographe froidement distanciée, on ne sait si la neutralité de son visage (sur certaines photographies) ne porte à son revers l’indicible violence qui ne trouve pas comment se frayer un chemin ailleurs qu’à même ces lignes de crête ou d’escarpement, de cette falaise, de cet iceberg récemment détaché, ou sur son propre corps, meurtri par l’ablation d’un sein.  

Dans une interview filmée, Pia Arke évoque une cahute blanche, visitable dans l’exposition, qui lui rappelle autant les cabanes des pêcheurs groenlandais que les petites maisons des touristes européens – ersatz kitsch des premières. Sur une autre série photographique, elle s’affiche parmi Les Trois Grâces, cette fois-ci habillées et sans autre référence au motif classique européen que leur disposition frontale, debout et de dos ; ces trois femmes tiennent chacune un objet rituel groenlandais. L’émotion, presque absente, fuit les références occidentales pour mieux les parodier et les critiquer. Si la crise, hystérique, donne ironiquement son titre à la performance-vidéo et à l’exposition (Arctic Hysteria), c’est en écho à l’imaginaire occidental qui identifiait, avant Freud, les gestes des rituels autochtones comme irrationnels et incompréhensibles. Pour l’exposition, la photographie grand format déchirée lors de la performance a été patiemment recollée, dans une tension ambiguë entre déchirure et cicatrisation – de l’image, de l’histoire coloniale et du corps même de l’artiste, tous profondément liés.  

Au KW de Berlin, première exposition monographique de l’artiste dans un pays non nordique, ces quelques images des côtes du Groenland percutent le regard par l’intensité des contrastes, dignes de l’artisanat d’un Nicéphore Niépce : la neige est-elle blanche ou noire ? Sans parler de l’été sans nuit et de l’hiver sans jour – on commence déjà à l’oublier, mais pas le vide surexposé et hyper contrasté. L’opposition du noir et du blanc n’y peut rien (l’un ne remplissant pas l’autre). Il n’y a pas de remède au vide que l’artiste cherche pourtant à dissiper en plongeant dans la photographie, et auparavant dans la camera obscura ; entrer dans ce vide, ou dans son propre crâne, abîme un peu le corps, quel que soit le dehors environnant (musée ou monde). Est-ce pour en revenir « fortifié(e) d’un négatif irrécusable » (Beckett) ? ou fortifié(e) de la négativité d’une précoce critique décoloniale d’un tel cliché romantique, dont Pia Arke parlait déjà dans sa thèse « Ethno-Aesthétique/Etno’stetik » ? Un classique des représentations du Grand Nord, vidé de ses milliers d’habitants, et qu’il s’agit donc d’habiter malgré tout – lutter avec son corps contre le vide, dans l’image. 

Pia Arke, Untitled (Toying with national costume), Fiche de contact / Contact Sheet, 1994. Courtesy Pia Arke Estate. Sammlung Malmö Konstmuseum © Pia Arke Estate.

Une autre exposition, au pavillon danois de Venise cette fois, nous fait mieux comprendre celle de Berlin : « Rise of the Sunken Sun » d’Inuuteq Storch. Comme en pleine navigation, et toute géolocalisation en panne, un nouvel amer (objet visible sur l’horizon) permet de préciser un repérage mouvant et incertain sur la carte. Dès l’entrée, Denmark est barré par le mot « Groenland » en langue groenlandaise, Kalaallit Nunaat (Terre des humains). Les instantanés intimes ou plus mystérieux d’Inuuteq Storch s’opposent brutalement aux représentations nées des premières expéditions coloniales danoises. Dès 1721, pour des raisons d’abord économiques et religieuses, cette colonisation – soi-disant sans oppression directe – ne fut pas sans conséquences, notamment sur les modes de vie nomade des populations, devenues sédentarisées pour être contrôlées. L’immense blancheur où projeter des rêves d’aventure, comme la page parfaitement blanche d’une écriture à venir, une terra incognita qui recouvre l’image d’un autre blanc, délétère, celui creusé dans les mémoires par le processus colonial à force d’effacements, réel et symbolique. Barrer Denmark ne suffit peut-être pas à retrouver le nom perdu : ce « blanc envahissant » qui oblitère les mémoires, pour reprendre l’expression de Karima Lazali dans le contexte spécifique de l’Algérie postcoloniale1, survit parfois jusque dans le silence qui suit l’indépendance, ou ici l’autonomie relative. Un blanc rempli par des idéalisations qui empêchent toute cicatrisation et toute parole.  

Dans ses montages, Pia Arke oscille entre le pittoresque mis en scène (Wonderland) et la quête d’une archive fuyante, à la fois personnelle et collective. Le danger n’est pas contourné : neutralisant toute parole, le silence imposé peut figer les générations suivantes dans une hantise sans mots. Il peut aussi obliger à remonter le fil des violences nouées, tressées entre elles : tels les déplacements forcés (celui des grands-parents de Pia Arke dans les années 1920) parmi d’autres souffrances postcoloniales, dont les nombreux suicides sont aujourd’hui encore l’effet. Dire, montrer, ou au moins baliser ce silence – sa camera obscura étant une balise comme une autre, captant moins le paysage que la possibilité d’y faire signe à nouveau (Untitled [Nuugaarsuk, with footprints]), y compris pour son spectateur.  

L’œuvre de Pia Arke se laisse alors déborder par notre regard contemporain. Sur une carte, la variabilité de l’épaisseur de la calotte glaciaire en fonction des saisons est figurée au bord du Groenland par du blanc dilué laissant apparaître la terre par transparence : micro-détail au bord d’une carte, ready-made sans intention esthétique, sur lequel nous arrêter quand même, alors que le thème de la menace écologique n’existait vraisemblablement pas avec la même gravité  à l’époque de l’artiste en activité et de la plupart des œuvres ou éléments exposés dont la carte (les années 1980). Depuis, la fonte des glaces y a provoqué des glissements de terrain et des raz-de-marée meurtriers, sans comparaison possible avec la période précédant les années 2000. Aujourd’hui, cette fonte est définitivement en cours, et plus qu’ambivalente : par métaphore remonte à travers elle la mémoire qu’il aurait fallu dire, gelée jusque-là, mais, à cause d’elle, s’effondrent aussi réellement des blocs immenses de glace et de pierre jusqu’ici sédimentés. Fonte contradictoire, entre surgissement et tragédie, dont la contradiction doit continuer de se dire ; par exemple, avec les tranquilles photographies de colons danois du point de vue singulier d’un photographe groenlandais (Mirrored d’Inuuteq Storch), tandis que la suppression des blancs dans une autre série (Necromancer) laisse encore voir… du blanc, confirmé au lieu d’être évacué, poussé à son point de hantise, d’irradiation inquiétante. 

Une idée nous vient : derrière la prégnance des thèmes dans ces deux expositions (colonisation, féminisme), une série ouverte laisserait entendre des ricochets autrement imprévisibles, non plus de thème en thème, mais de terme en terme, chacun instable, entretenant des rapports infiniment variables (du corps à son histoire, de l’histoire à la géographie, de la géographie au changement d’ère climatique, ou encore des technologies récentes aux mythologies non occidentales2, du présent incertain, enfin, aux évolutions impossibles à prévoir). Dans une constante variation d’échelles, temporelle et spatiale, où le monde et la carte s’affectent mutuellement. 

Vue de l’installation / Installation view of Inuuteq Storch, Rise Of The Sunken Sun, Pavillon danois / Danish
Pavilion, La Biennale di Venezia. Photo : Ugo Carmeni.

Effacements 

On continue de lire à côté, d’errer ou de faire erreur. Rien n’est jamais sûr – il n’y a pas d’autres manières de lire ni de ménager des marges. Où faire résonner quoi ? 

Pour des raisons non communiquées par Google, la carte numérique de Gaza, sur Google Maps et Waze, est devenue en partie blanche, vidée d’informations, comme le trafic en temps réel ; pour empêcher d’y lire les mouvements des troupes, selon une demande expresse de l’armée israélienne, mais aussi et sans doute par déresponsabilisation politique et juridique3. Conséquence : aucun trajet ni commentaire depuis lors. Les zones blanches sur la carte, réservées jusque-là à la terra incognita (du point de vue des explorateurs-colonisateurs), indiquent ici des zones de destruction rendues muettes et invisibles. Une rumeur a circulé selon laquelle Google avait fait disparaître la Palestine de la carte. Elle n’y était en fait jamais apparue autrement qu’entourée de lignes pointillées. Déjà, en Ukraine, la fréquentation des lieux publics et même le relief avaient disparu de Google Maps au début de l’invasion russe, pour éviter d’en faire des cibles, selon des interprétations à nouveau non vérifiables. 

Sur huit écrans disposés dans l’Arsenal de la Biennale de Venise 2024, Bouchra Khalili a projeté huit vidéos où apparaît sur chacune la main d’un migrant dessinant sur une carte les différents trajets effectués lors de son exil, qu’il commente simultanément, hors champ (The Mapping Journey Project, 2008-2011). Dans l’une des vidéos, le feutre utilisé ne fonctionne plus le temps d’un tracé entre la Libye et l’Algérie. Nouvel arrêt de la lecture, sur un presque-rien dont ne parlera aucun cartel. On y tient pourtant, et le souvenir de ce blanc-là persiste. La main se reprend et le trajet réapparaît dans un rapide repentir. Ce tracé invisible pour un temps seulement, c’est le commentaire, absent, de la carte aux fonctions suspendues (de contrôle, de reconnaissance, de définition juridique et politique). Forme invisible, silence du tracé qui continue d’ailleurs de trouer le témoignage. Dans l’installation de Bouchra Khalili, chaque pause de la parole suppose parfois un emprisonnement de plusieurs mois. Dans leur suspens, la parole et le geste font donc avec l’impossibilité de dire et de montrer, ponctuation de vides qui donne finalement sa syntaxe fragile à des phrases non adressables autrement, peut-être. 

Un silence commun pour des exemples sans commune mesure.  
Dans le blanc des cartes, l’oubli se distille peu à peu, s’enveloppant pour jouer, se provoquer lui-même, dans une représentation inoffensive du monde (une photographie, une carte), mais aussi pour, d’un seul coup, agir comme catalyseur de mémoire, même malgré lui : cette déchirure-là, je m’en souviens maintenant, est logée dans sa voix. On peut déchirer une carte, de rage, parce qu’on y cherche en vain ce qui ne s’y trouve plus. Ou bien constater sa transformation en cours, comprendre ce qui l’agite malgré elle et s’exprime en silence, loin d’elle, dans l’austère maturation d’une recherche longue comme la vie, ou dans un cri qui n’aura jamais fini de retentir.  

  1. Karima Lazali, Le trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, Paris, La Découverte, 2018. 
  2. Pour un autre exemple de variation d’échelle, entre présent de la technique et mythologies non occidentales, voir CRO : Félicien Grand d’Esnon et Alexis Loisel-Montambaux, « La vague techno-vernaculaire », in Zérodeux, no 105 : https://www.zerodeux.fr/essais/daniel-pommereulle-et-mathis-altmann-a-pasquart-2/ 
  3. Voir Bloomberg du 23 octobre 2023 : https://www.bloomberg.com/news/articles/2023-10-23/google-disables-live-traffic-in-israel-gaza-at-military-request 

Head image : Bouchra Khalili, The Constellations series, 2011. 8 sérigraphies sur papier / 8 silkscreen prints on paper, 60 × 40 cm chacune / each.
The Mapping Journey Project, 2008-2011. Installation vidéo, 8 vidéos monocanal, couleur, son. Dimensions variables / Video installation, 8 single-channel videos, color, sound. Variable dimensions. Sea-Drift, 2024. Broderie sur lin naturel teint à l’indigo / Embroidery on natural indigo-dyed linen, 470 × 170 cm. 60th International Art Exhibition – La Biennale di Venezia, Stranieri Ovunque – Foreigners Everywhere. Photo : MZO: Marco Zorzanello. Courtesy of La Biennale di Venezia and the artist.