Dynamiques Marseille
Suivant les points de vue, dire de Marseille qu’elle est la deuxième ville de France revient à affirmer sa qualité ou au contraire à dresser un constat un peu désespéré. D’un côté comme de l’autre, l’énoncé de ce rang, validant ou discréditant, s’avère toujours porté par une forme assez spontanée d’exaltation. Car au-delà des données statistiques démographiques, Marseille, sans doute plus que toute autre mégapole française, affiche et développe une identité propre à laquelle il est difficile de rester indifférent. Pétrie de clichés médiatiques bon marché dans lesquels la violence le dispute au football, l’industrie télévisuelle à la spécificité des terroirs, l’escroquerie politique à la suffisance, la ville s’attache à exister autrement. Elle s’active notamment en cette année capitale à sortir d’une certaine forme de précarité pour faire vivre un projet culturel sur le long terme [1]. Rien de moins !
Avec les grands équipements inaugurés pour l’occasion tels que le Mucem, le Frac Paca ou la Villa Méditerranée, la réhabilitation d’espaces comme la Friche la Belle de Mai ou le J1, la ville se donne une nouvelle densité coïncidant avec le désir d’une requalification urbaine. Plus que dans les grands rendez-vous d’une soi-disant « culture démocratisée », c’est de toute évidence dans cette nouvelle donne que se trouve tout l’enjeu pour Marseille.
Si ses acteurs, qu’ils soient associatifs, privés ou institutionnels, n’ont pas attendu 2013 pour cultiver vaille que vaille le terreau artistique, il n’en reste pas moins que l’opportunité de cet événement à forte teneur politique redessine la carte en affirmant avec force des projets contre d’autres. Du côté de l’art contemporain plus particulièrement, Marseille s’est construite depuis des années sur une solide scène artistique peinant pourtant à en passer les frontières : un tissu associatif acharné mais fragile, une poignée de galeries privées volontaires s’appuyant sur un marché timide et des institutions en retrait ou en transition. Dès lors, la collision permanente entre une volonté perpétuellement réaffirmée et un inévitable « principe de réalité » a produit un incessant mouvement de va-et-vient de structures. Et pour celles qui ont tenu le cap des années deux mille, l’horizon d’une capitale européenne de la culture convoyait alors son lot d’envies et d’opportunités à saisir pour sanctionner enfin une exigence artistique éprouvée non sans mal. À mi-parcours, on peut entrevoir que les désirs des uns n’ont pas forcément rencontré celui des autres. Sans mettre dos à dos les différents opérateurs qui ont toujours trouvé les moyens de s’entendre et de collaborer ponctuellement, force est de constater que la politique culturelle s’envisage d’abord à l’échelle des institutions, tout du moins certaines d’entre elles.
Sur la liste des « nouveaux » équipements institutionnels qui viennent qualifier le paysage artistique, le Frac de deuxième génération réalisé par l’architecte Kengo Kuma qui a ouvert ses portes en mars dernier s’affirme comme un fer de lance pour l’art contemporain. Porté par la Région et l’État, il endosse les missions habituelles de constitution et de diffusion de sa collection mais il les déborde également en accompagnant des artistes plus jeunes, ne faisant pas partie de son fonds, et qui sont associés à la programmation [2], participent à des projets hors les murs ou à des ateliers et montrent leur travail dans un project-room en partie dédié. Le Frac apparaît comme une locomotive pour le territoire. À travers de grandes expositions [3], il entend également participer à l’inscription de la ville dans un circuit international ; il occupe naturellement la place laissée vacante par un musée d’art contemporain économiquement affaibli depuis quelques années. Si ce dernier joue le jeu de la capitale culturelle avec une exposition ambitieuse, il peine néanmoins à retrouver sur la longueur une splendeur disparue en même temps que ses budgets. Et alors que les politiques n’en finissent pas d’invalider financièrement leur musée, ils continuent invariablement à en désigner l’implantation décentralisée comme le véritable problème.
Dans ce développement institutionnel à deux vitesses, les associations prennent leur part et s’activent collectivement pour avoir droit au chapitre de cette redistribution. Du Printemps de l’art contemporain, événement porté par le réseau Marseille expos [4] qui, en cinq ans, a su sortir de l’opération de communication stricto sensu pour devenir un vrai rendez-vous, au Cartel de la Friche, qui rassemble six structures [5] travaillant ensemble autour d’un programme partagé, et qui est parvenu à se positionner sur l’échiquier des grandes transformations, en passant par Art-O-Rama qui fédère autour de son salon d’art contemporain un ensemble toujours plus important de propositions, les structures associatives à côté des galeries ou autres initiatives privées partagent clairement l’ambition d’un changement et d’une ouverture de la ville. Tiraillé entre l’enthousiasme réel de voir Marseille se doter enfin de bâtiments prestigieux capables de lui offrir un crédit national et international, et l’inquiétude de voir fermer les uns après les autres certains des lieux les plus stimulants de la scène, le réseau art contemporain marseillais tourne d’ores et déjà avec impatience son regard vers 2014.
La parenthèse enchantée des années quatre-vingt-dix durant laquelle Marseille pouvait figurer une sorte d’Eldorado bon marché pour des artistes en recherche d’ateliers à bas coût, permettant le développement d’outils de production favorisant l’émergence, semble s’être refermée un peu brutalement. Et si les transformations à l’œuvre aujourd’hui sont pensées non plus du côté des artistes mais en matière d’offre culturelle, il conviendrait sans doute de rappeler que l’excellence artistique se joue non pas en opposition mais en synergie avec les initiatives locales. La fermeture récente du Bureau des compétences et désirs, structure porteuse depuis près de vingt ans de solides projets liés notamment au programme des Nouveaux commanditaires de la Fondation de France est assez représentative de l’incertitude qui plane. Elle s’inscrit à la suite d’une liste de lieux qui n’ont, pour une raison ou une autre, pas résisté au nouveau dessein de la ville.
D’aucuns osent entrevoir l’avenir de Marseille en une sorte de Los Angeles, les politiques lorgnent du côté de Barcelone et tout le monde attend avec la même impatience qu’un effet Bilbao se produise (grâce au Mucem de Rudy Ricciotti notamment). Il conviendrait cependant de répondre à ce désir d’ailleurs en actant l’énergie et l’engagement véritable d’une scène qui n’a rien à envier à celles d’autres villes françaises ou étrangères. L’inscription internationale ne doit pas se jouer contre l’émergence, le développement de l’offre culturelle contre les outils de productions, c’est là l’enjeu principal de cette année capitale et des bouleversements qu’elle entraîne. Richard Baquié disait de Marseille qu’elle éveillait les consciences, gageons alors que prises dans cette ambition légitime d’exister au-delà d’un territoire régional et national, elles resteront alertes à ce qui fait aujourd’hui son identité spécifique foisonnante.
- ↑ C’est d’ailleurs sur la base d’un quasi constat d’urgence qu’a été arbitré le choix de Marseille contre toutes les autres en phase de candidature (Bordeaux, Toulouse ou Lyon notamment).
- ↑ Comme pour l’exposition inaugurale, « La fabrique des possibles », qui associait des artistes tels que Bettina Samson, Rémi Bragard, Anthony Duchène ou Fouad Bouchoucha à Dan Graham, Guy de Cointet ou Gino de Dominicis…
- ↑ Dont l’exposition monographique de Hans Op de Beeck en septembre.
- ↑ Marseille expos réunissant vingt-sept structures art contemporain de Marseille, dont des galeries privées, des associations, la galerie de l’école des beaux-arts…
- ↑ Art-O-Rama, Astérides, Le Dernier Cri, Documents d’artistes, Triangle France, Sextant et Plus.
Marseille Dynamics
Depending on your viewpoint, to say of Marseille that it is France’s second city is tantamount to asserting its quality or, on the contrary, making a slightly desperate observation. In both cases, the statement of such a ranking, be it a confirmation or a discredit, invariably turns out to be underpinned by a somewhat spontaneous form of exaltation. For over and above demographic statistical data, and probably more than other major French city, Marseille is displaying and developing a personal identity which it is hard to remain indifferent to. Riddled as it is with cheap media clichés where violence vies with football, the television industry with the specific characteristics of local areas, and political shenanigans with complacency, the city strives to exist in other ways. In this year when it is a European capital, it is busily trying to escape from a certain kind of precariousness in order to inject life into a long-term cultural project [1]. No less!
With the major facilities inaugurated for the occasion, such as the MuCEM (Museum for the Civilizations of Europe and the Mediterranean), the Frac PACA (Provence-Alpes-Côte d’Azur Regional Contemporary Art Collection) and the Villa Méditerranée, and the rehabilitation of such venues as the Friche la Belle de Mai and the J1, the city is offering itself a new density overlapping with the desire for an urban redefinition. More than in the great appointments of a so-called “democratized culture”, it is to all appearances in this new deal that Marseille’s whole stake and challenge lie.
The parties involved, be they associative, private or institutional, may not have waited until 2013 to cultivate the artistic loam, come what may, but the fact still remains that the timeliness of this highly political event is re-drawing the map by forcefully underwriting certain specific projects as opposed to others. Where contemporary art, more especially, is concerned, Marseille has been constructed for years upon a solid art scene, but one which has been struggling to go beyond certain boundaries: a fierce but fragile associative fabric, with a handful of determined private galleries relying on a timid market, and institutions either remaining in the background, or in a state of transition. From this point on, the ongoing clash between a perpetually re-asserted determination and an inevitable “reality principle” has produced a ceaseless back-and-forth movement where structures are concerned. And for those who have stayed on course through the 2000s, the horizon of a European capital of culture thus conveyed its fill of desires and opportunities to be seized in order, finally, to ratify an artistic requirement tried and tested not without difficulty. At the halfway stage, we can see that the desires of some have not necessarily coincided with those of others. Refusing to get involved in an argument between the different operators who have always found ways of getting along and collaborating in specific ways, it has to be said that the cultural policy is seen first and foremost on the scale of institutions, or at the very least some of them.
On the list of the “new” institutional amenities which are defining the artistic landscape, the second generation Frac designed by the architect Kengo Kuma, which opened its doors last March, is coming across as a spearhead of contemporary art. Underwritten by both the Region and the State, it is assuming the usual tasks involving the formation and dissemination of its collection, but it is also going beyond its brief by offering assistance to younger artists, who are not part of its collection, but who are associated with the programme [2], taking part in extramural projects and workshops, and showing their work in a partly dedicated project room. The Frac comes across like a locomotive for the territory. By way of large-scale exhibitions [3], it is also its intent to take part in the city’s inclusion in an international circuit; it naturally fills the place left vacant by a contemporary art museum that has become weakened over the past few years. If this latter is playing the cultural capital game with an ambitious show, it is nevertheless struggling to regain, over the long term, both a vanished splendour, and its former budgets. And while politicians are forever financially quashing their museum, they are invariably continuing to point to decentralized installation as the real problem.
In this two-speed institutional development, associations are playing their part and becoming collectively active so as to make the most of this redistribution. From the Spring of Contemporary Art, an event supported by the Marseille Expos network [4], which, in five years, has managed to get away from the communication operation, strictly speaking, and become a real rendez-vous, to the Cartel de la Friche, which encompasses six organizations [5] working together around a shared programme, and which has managed to find a foothold on the chequerboard of major transformations, by way of Art-O-Rama which unites around its contemporary art fair an ever more significant set of proposals, associative organizations alongside galleries and other private initiatives are clearly sharing the aim to change and open up the city. Tugged between the real enthusiasm to see Marseille become finally endowed with prestigious buildings capable of offering it a national and international ranking, and the anxiety of seeing some of the art scene’s most stimulating venues closing one after the other, the Marseille contemporary art network is now impatiently turning its gaze towards 2014.
The enchanted parenthesis of the 1990s, during which Marseille was able to feature a sort of cheap Eldorado for artists looking for inexpensive studio space, permitting the development of production tools encouraging emergence, seems to have closed again somewhat brusquely. And if the transformations at work today are being conceived no longer with regard to artists but in terms of cultural supply, it would probably be as well to remember that artistic excellence is played out not in opposition to but in synergy with local initiatives. The recent closure of the Bureau des Compétences et Désirs, an organization which, for almost twenty years, has been underwriting solid projects associated in particular with the programme of the Nouveaux commanditaires of the Fondation de France, is quite representative of the uncertainty in the air. It comes in the wake of a list of places which, for one reason or another, have not withstood a new plan for the city.
There are some who dare to see Marseille’s future as a kind of Los Angeles, politicians are eyeing Barcelona, and everyone is waiting with the same impatience for a Bilbao effect to come about (thanks to Rudy Ricciotti’s MuCEM, in particular). It would incidentally by a good idea to respond to this desire by taking note of the energy and the real commitment of a scene that has no cause to be envious of those thriving in other cities, French and foreign alike. International inclusion should not be played out versus emergence, nor should the development of cultural supply be played out versus the tools of production—herein lies the main challenge of this capital year and the upheavals it entails. Richard Baquié said of Marseille that it was awakening awareness. Let is therefore wager that, caught in this legitimate aim to exist beyond a regional and national territory, this awareness will remain alert to what is nowadays constituting its many-facetted but specific identity.
- ↑ It is, incidentally, on the basis of a quasi-declaration of urgency that the choice of Marseille was adjudged against all the others in the candidacy phase (Bordeaux, Toulouse and Lyon in particular).
- ↑ As for the inaugural exhibition, “La fabrique des possibles”, which brought together artists such as Bettina Samson, Rémi Bragard, Anthony Duchène and Fouad Bouchoucha to figures like Dan Graham, Guy de Cointet and Gino de Dominicis…
- ↑ Including the solo show of Hans Op de Beeck in September.
- ↑ Marseille Expos encompassing 27 contemporary art venues in Marseille, including private galleries, associations, and the gallery of the School of Fine Arts…
- ↑ Art-O-Rama, Astérides, Le Dernier Cri, Documents d’artistes, Triangle France, Sextant and Plus.
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