Formalisme et schizophrènie

par Raphael Brunel

Ce 50e numéro offre l’occasion de faire le bilan des positions critiques défendues ces dernières années par 02. Nous tenterons notamment de dresser le portrait d’une pratique sculpturale revigorée, jouant la double carte du formalisme et de la culture pop,à laquelle la revue a largement apporté son soutien par le biais de comptes-rendus d’expositions ou de dossiers thématiques. Il s’agira également d’élargir les perspectives de cette sculpture, en nous focalisant sur le retour d’un rapport direct de l’artiste à la matière, qui entretient l’ambigüité entre le geste noble du sculpteur et celui, plus trivial, du bricoleur.

Deux chaises, 1998 Plastique, bois, peinture 90 x 120 x 60 cm Collection Clémence et Didier Krzentowski, Paris Photo : Florian Kleinefenn

Deux chaises, 1998 Plastique, bois, peinture 90 x 120 x 60 cm Collection Clémence et Didier Krzentowski, Paris Photo : Florian Kleinefenn

La fin des années 90 marque le retour en grâce de la sculpture, d’œuvres autonomes dont la présence s’exprime par leur seule matérialité. Il serait bien sûr illusoire de croire à une réapparition subite de cette pratique, qui nierait les systèmes de diffusion et le temps nécessaire pour cerner plus globalement l’implication d’artistes qui n’ont pas attendu leur heure, celle de l’exposition et de la reconnaissance, pour fixer, de manière plus ou moins aboutie, les enjeux de leurs recherches. Le fait est pourtant là : les années 2000 braquent leurs projecteurs, du moins en partie, sur une approche renouvelée de la sculpture. Se pose d’emblée la question des raisons et des stratégies d’émergence, à un moment qui ne semble rien devoir au hasard tout en apparaissant comme magique, d’attitudes artistiques qui, bien que ne cherchant pas à se constituer en mouvement, nourrissent suffisamment de vecteurs communs pour dessiner les contours d’une tendance. Si nous manquons cruellement de recul historique pour en juger – la pratique de ces artistes reste après tout engagée dans le présent, nous pouvons toutefois tenter d’apporter quelques hypothèses. Avec un réel sens de la polémique, Eric Troncy s’étonnait de l’annonce d’un « retour de la sculpture », se demandant « si elle avait fait bon voyage »[i], et louait le talent de mise en forme d’artistes comme Philippe Parreno et Rirkrit Tiravanija. Ces propos permettent d’ancrer ce retour présupposé dans un rapport d’antagonisme avec la décennie qui l’a précédée, caractérisée, pour faire vite, par une dématérialisation de l’objet d’art, un questionnement du statut du spectateur, de l’institution et de l’exposition, un intérêt pour les formats extérieurs au champ strictement artistique et par la tentative de s’inscrire directement dans le réel, par le biais des flux économiques et sociaux existants. S’il faudrait surement nuancer dans une étude particulière les différences entre ces deux programmes artistiques et si, comme toutes œuvres, les propositions des Pierre Huyghe et consorts relèvent d’une mise en forme, la pratique sculpturale – comme celle de la peinture par ailleurs – apparait comme la possibilité de réinscrire l’art à l’intérieur de ses frontières, comme un acteur formidablement physique d’une exposition de nouveau ancrée dans le présent de la perception. Ces artistes adoptent également une attitude plus pragmatique vis-à-vis d’un marché de l’art en plein boom, toujours capable de négocier la moindre trace d’expérience. D’autres, surement de mauvaises langues, diront qu’ils produisent des objets plus facilement écoulables.

Le retour du refoulé

Delphine Coindet Fogh  -  2006 Pièce unique 140 x 140 x 130 cm Pyramide noire, plateau en skaï Courtesy Galerie Laurent Godin, Paris

Delphine Coindet Fogh - 2006 Pièce unique 140 x 140 x 130 cm Pyramide noire, plateau en skaï Courtesy Galerie Laurent Godin, Paris

Sculpture is back ! Très bien mais laquelle ? Le critique anglais JJ. Charlesworth la présente sous la forme improvisée d’un « Nouveau formalisme »[ii], qui se positionnerait en porte-à-faux contre la sculpture hyperréaliste et anthropomorphique d’un Duane Hanson, dont les dérives s’exprimeraient dans la fascination populiste pour le trash et le morbide de certains Young British Artists comme les frères Chapman et dans la circonscription d’un médium destiné, comme chez Maurizio Cattelan, à devenir le réceptacle d’un discours politique et critique. Dans leur volonté de contourner l’aspect « bavard » et l’immédiateté d’un art parfois trop littéral ou informatif, les artistes regardent à nouveau les productions des années 60, qui incarnent, de la sculpture abstraite anglaiseau minimalisme, la dernière période où l’œuvre existait en et par elle-même comme objet formel délivré de toutes significations extérieures aux questions de l’ontologie de l’art. Ils ne tentent cependant pas de rejouer les enjeux autonomistes et essentialistes du modernisme greenbergien, mais cherchent dans l’histoire les stratégies leur permettant d’éviter le cloisonnement interprétatif tout en proposant au spectateur une entité visuelle reposant sur la présence concrète de l’œuvre dans l’espace. Parmi ces artistes, JJ. Charlesworth cite Jim Lambie et Gary Webb, auxquels nous ajouterons Delphine Coindet. Tout en évoquant le travail d’Anthony Caro et David Annesley, les œuvres de ces trois artistes convoquent en un même objet un faisceau de références qui, bien que familières, restent difficilement identifiables. A l’instar de Robert Grosvenor, ils produisent des pièces génériques valant pour elles-mêmes, malgré un background historique sur lequel les tentatives d’expertises du spectateur viennent s’échouer. Si la question des matériaux était fortement contenue par le formalisme historique, elle relève ici une certaine importance : Lambie avec le vinyl et le scotch, Webb avec le plexiglas et Coindet avec ses surfaces laquées et ses objets recouverts de skaï ou de fourrures semblent plus ancrer leurs sculptures, avec un certain goût pour le baroque, dans des références explicites à la société de consommation et à la séduction pop que dans les formes désinvesties du minimalisme. Autre infidélité au modèle, les titres de Jim Lambie, comme Shakira, renvoient explicitement à l’univers nocturne des dancefloors et de la pop music, tandis que ceux de Delphine Coindet, comme Choco ou Chérie-chérie, apportent au spectateur, non sans ambigüités, de possibles clés d’interprétation. Bien qu’incarnées, ces œuvres n’en perdent pas pour autant leur caractère de surface, n’esquissant qu’à peine, comme le décor d’une pièce qui ne serait pas jouée, les possibilités d’un récit lacunaire, n’imposant par avance aucune interprétation.

A base de popopopop

Un certains nombre d’artistes investissent les surfaces neutres et lisses du minimalisme de sens et de fantasmes qui, s’ils ne se donnent pas à première vue, sont suffisamment intentionnels pour rendre caduc la célèbre tautologie de Frank Stella, « What you see is what you see ». Ce que l’on voit ne l’est désormais plus vraiment. Tom Burr, par exemple, se réapproprie cet héritage pour évoquer la culture gay et queer. Le réel resurgit soudain au milieu de préoccupations que l’on imaginait uniquement formelles, révélant le « quotient schizophrénique »[iii] de toute une frange de la création artistique contemporaine. Ces œuvres réussissent le tour de force de réconcilier la surface minimale avec une esthétique pop nourrie par la culture de masse et l’entertainment. Ce mariage n’est peut-être pas, après tout, une si grande surprise au regard d’une société de consommation qui a su recycler les formes du modernisme et du minimalisme en les dotant d’une valeur d’usage courant. C’est cet aspect qu’aborde le travail de Mathieu Mercier, qui a décelé, dans cette confusion entre l’Oréal et Mondrian, Judd et Ikea, la possibilité d’interroger les capacités d’absorption du système et la « réussite » du projet des avant-gardes à fusionner l’art et la vie. Des œuvres comme Drum and Bass ou Deux chaises ne cessent de remettre en jeu cette récupération par le bas, cette superposition des codes et cet air de déjà-vu, cette rencontre improbable autant que fusionnelle entre high et low culture. Mais entre la norme industrielle et le standard artistique, Mathieu Mercier ne semble pas vraiment soucieux de choisir son camp, préférant zigzaguer, comme John Armleder avec ses Furniture-Sculpture, de l’une à l’autre dans l’indétermination des références.

Bruno Peinado. Vue de l'exposition "Perpetuum Mobile", Palais de Tokyo, Paris, 2004, Photo: Fabrice Gousset ©ADAGP, 2009 / Courtesy Galerie Loevenbruck, Paris

Bruno Peinado Vue de l'exposition "Perpetuum Mobile", Palais de Tokyo, Paris, 2004. Photo: Fabrice Gousset ©ADAGP, 2009 Courtesy Galerie Loevenbruck, Paris

Se dessine peu à peu une sculpture difficile à cerner, impure et bâtarde, une mixtape qui doit autant à l’histoire de l’art qu’à la culture contemporaine et qui nourrit un goût prononcé pour le glissement sémantique et le palimpseste. De ce fouillis « néo-pop » (c’est la pop culture qui nourrit son sens) émerge la pratique généreuse et protéiforme de Bruno Peinado. Les commentateurs ont largement insisté sur l’importance de la créolisation et du multilinguisme dans son travail, sur sa capacité à créer un langage brassant tout ce qui semble lui passer sous la main, des Jackson Five au Barbapapa, de l’affichage urbain à la culture surf. Bruno Peinado est un as de la customisation, du télescopage des références et des symboles, un bouffon qui utilise l’humour autant pour suggérer les possibilités d’un discours que pour échapper à la démagogie. Il navigue entre abstraction et figuration, finition low tech et fascination pour les surfaces polies et pailletées du minimalisme « Kustom Kar » de John McCracken, qu’il s’amuse à cabosser, rejouant ainsi à sa manière les torsions infligées par Steven Parrino à l’abstraction.

Nouvelles technologies et artisanat

Les conditions d’existence de la sculpture passent bien évidemment par ses modes de production, par les techniques et les matériaux qui lui insufflent son identité visuelle. Le recours aux nouvelles technologies apparait comme le moyen d’ancrer la sculpture dans son époque, de dégager l’artiste du geste du sculpteur et de la notion de savoir-faire. Il devient un collecteur-créateur d’images dont la mise en volume est assistée par une tierce personne possédant la connaissance et les techniques nécessaires. Delphine Coindet réalise ainsi les prototypes de ses sculptures à partir de logiciels informatiques avant de les faire produire par un spécialiste. Les statues mi-figuratives mi-abstraites de Xavier Veilhan sont réalisées à partir d’une captation en 3D de corps bien vivants, qui simplifie le réel au profit d’une forme générique réduite à quelques contours monochromes. Si l’utilisation de ces procédés est tempérée chez Xavier Veilhan par une remise en jeu d’une iconographie classique et obsolète, elle devient également le moyen de coller à la culture populaire et à ses effets spectaculaires. L’exemple récent de NUMB (Simulateur fermé) de Fabien Giraud et Raphaël Sibony, exposé à la Force de l’art 02, sorte de version foraine et cinétique du Die de Tony Smith, est en cela révélateur.

On assiste parallèlement à un retour – encore un – du besoin de faire des artistes. Le but ici n’est évidemment pas de pointer du doigt des créateurs qui ont pris le parti de déléguer la production de leurs œuvres, mais plutôt de mettre en évidence les légers glissements provoqués par une approche artisanale. Le duo formé par Daniel Dewar et Grégory Gicquel, ainsi que Wilfrid Almendra, représentent ces nouveaux accros du handmade, qui s’attaquent aussi bien au bois et à la pierre qu’à la forge et à la poterie. Ils produisent des œuvres hybrides, ancrées dans une figuration brouillonne et symboliste déjà annoncée par certaines pièces de Peinado, un univers délirant et monumental où se télescopent, comme un collage en trois dimensions, des références au sport de glisse, au monde animal ou aux voitures. Ils sculptent à même la matière, à l’aide d’un marteau-piqueur si nécessaire, et revendiquent, à titre de finitions, les accidents et les ratages de la réalisation. Leurs œuvres révèlent ce que Jean-Max Colard appelle une « narration elliptique »[iv] qui repose, chez eux, autant sur la figuration que sur un processus de fabrication laborieux et artisanal, sur une histoire de l’œuvre intrinsèquement liée à la manipulation de la matière. Cette stratégie du défi, que se lancent Dewar, Gicquel et Almendra, comme s’ils cherchaient à épuiser les possibilités du geste artistique, se retrouve également chez les frères Chapuisat. S’ils sont plutôt connus pour leurs installations habitables en carton, qui envahissent l’espace d’exposition tout en avançant une esthétique fragile et instable, cette question du faire n’est pas étrangère à leur démarche. Pour Estuaire 2009, ils ont comme projet d’évider une grume de bois, inscrivant ainsi l’art dans un rapport de pénibilité, aussi physique

“l’incomplétude permanente de la vie”  crédit photo: Stéphane Bellanger / Estuaire Nantes<=>Saint-Nazaire

“l’incomplétude permanente de la vie” crédit photo: Stéphane Bellanger / Estuaire Nantes<=>Saint-Nazaire

que mentale, qui permet de renouer le dialogue entre le concept et la matière. Vincent Ganivet, quant à lui, s’invente une casquette de maçon et s’empare d’une palette de parpaings pour réaliser, sans mortier ni liant mais en s’appuyant sur l’étude des poussées architecturales, des formes toujours plus compliquées : une arche, une roue, un foudre et bientôt une sphère. Il applique des techniques traditionnelles de maçonnerie et s’appuie sur des imperfections comme le « coup de sabre » pour proposer une sculpture imposante dont le maintien semble relever du petit miracle et qui s’exprime par la nudité et la « physicalité » de la matière brute. Ce vocabulaire du bâtiment qu’emprunte Vincent Ganivet fait écho au travail de Gyan Panchal, qui s’approprie des matériaux standards notamment utilisés pour l’isolation. Si sa pratique relève à première vue du ready-made, elle repose en réalité sur une intervention discrète de l’artiste. En appliquant ainsi sa marque sur un produit industriel dont la constitution pétrochimique rappelle sa lointaine origine naturelle, il le détourne de sa valeur d’usage pour lui attribuer une dimension sculpturale.

Avec leur « art de faire »[v] qui pourrait paraître absurde par son entêtement, ces artistes semblent moins se raccrocher à l’image classique du grand créateur et à son geste inspiré qu’aux pratiques banales du bricolage, à cette version dévaluée du véritable savoir-faire. Il en ressort un art de la débrouille, une alternative aux codes et aux manières du « bien fait », où pointe la fierté de l’autodidacte. Chacun à leur manière, ils se confrontent à la matière par un geste éloquent et déterminé, mais par essence fragile, qui, tout en prolongeant le dialogue entamé entre formalisme et société de consommation, déjoue la tentation de la sculpture pour le spectaculaire au profit d’une monumentalité qui intègre dans ses formes sa propre précarité et son destin entropique.


[i] Eric Troncy, « L’éternel retour », 02, n°31, Automne 2004, Nantes, p. 26

[ii] JJ. Charlesworth, « Not Neo, But New », Art Monthly, n°259, Septembre 2002, Londres

[iii] Judicaël Lavrador, « Entretien avec Marc-Olivier Wahler », 02, n°34, été 2005, Nantes, p. 10

[iv] Lili Reynaud-Deward, Daniel Dewar, Grégory Gicquel et Jean-Max Colard, « La femme à la buche », 02, n°32, Hiver 2004-2005, Nantes, p. 34

[v] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Arts de faire, 1990, Editions Gallimard, Paris.


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