La télé fait de la résistance

par Ingrid Luquet-Gad

Dans la biographie qu’il consacre à Marshall McLuhan en 2009, l’écrivain Douglas Coupland se fend du bon mot suivant : « Pourquoi la télé n’est pas “médium” ? Parce qu’elle est rarement “à point”». Sans vouloir jouer les rabat-joies, il est aussi tout à fait possible de prendre le trait d’esprit au pied de la lettre. Dans la médiasphère que nous habitons, la télé n’est effectivement pas medium : elle se conjugue à différentes cuissons. Coexistant avec d’autres, elle participe d’un feuilletage technologique où se superposent et s’imbriquent de multiples plateformes médiatiques. La télévision se donne alors à nous comme un média — un média parmi d’autres de l’ère post-medium2. Devenu somme toute assez banal, ce constat tord cependant le cou à une compréhension téléologique fréquente dans le champ des media studies qui, jusqu’au tournant des années 1990, avait tendance à faire de chaque nouveau « média optique3 » le cannibale hégélien des précédents. Si la naïveté techniciste de l’uni-média ou du super-média n’a plus cours aujourd’hui, ce qui doit nous étonner n’est alors pas tellement que l’arrivée d’Internet n’ait pas mis hors-jeu les autres médias, mais plutôt la survivance tenace de l’un d’entre eux.

Force est de constater que la télévision résiste, du moins sur le terrain d’observation qui sera le nôtre : l’actualité artistique hexagonale. À la rentrée, Benjamin Valenza invitait artistes, musiciens, théoriciens et poètes à venir faire vivre Labor Zero Labor, un « média d’artistes » dont le plateau de tournage installé à la Friche la Belle de Mai à Marseille, se prolonge par un site web de streaming. Puis cet hiver, l’exposition « JUMP » au CAC Brétigny, sous le commissariat de Céline Poulin, amplifiait le spectre avec une exposition collective où la plupart des installations ouvraient en réalité sur des systèmes de diffusion autonomes – le vernissage étant par ailleurs retransmis en direct sur le site du centre d’art. L’âge d’or de la télévision n’est plus, et pourtant, elle reste une référence, un réservoir formel et un outil opérant pour les artistes. Qu’est-ce qui, en elle, dépasse le visionnage d’images en mouvement dont elle n’a plus le monopole ? Quelle serait la surplus value qui justifierait de parler d’un retour du média ?

Labor Zero Labor, performance de Sara Sadik, Triangle France, 2016.

Artistes et télévision à l’ère numérique : un effet Frankenstein ?

Précisons d’abord que le fait de chausser les lunettes de l’art pour étudier le phénomène infléchit quelque peu la donne. La plupart des théoriciens des médias se sont concentrés sur les phénomènes de réception et d’usage, héritant en cela de Marshall McLuhan, dont une grande partie du système d’analyse repose sur une distinction entre médiums chauds et médiums froids opérée selon la qualité de participation induite4. Or dans le champ de l’art, la question de la production importe tout autant que celle de la réception. À l’époque où la télévision assumait encore la position de grand média global, se rêver en producteur de télévision était une manière de subvertir le système de l’intérieur. Désormais obsolète et en perte de signification sociale, continuer à vouloir endosser ce rôle alors qu’on peut tout à fait s’y soustraire relève forcément de motivations plus complexes. Pour Will Benedict, actuellement en pleine préparation de deux nouvelles fictions post-documentaires prolongeant sa première vidéo Toilet Not Temples (2014), c’est bien parce que l’âge d’or de la télévision est derrière nous qu’il devient possible de détourner ses codes et de se les approprier. De son côté, il en retient le dispositif du journal télévisé et de l’incrustation d’une image dans l’image où se juxtaposent les espaces-temps du présentateur en studio et du reporter sur le terrain. Une procédure de vérité bien ancrée dans les habitudes perceptives et, en cela, le terrain idéal pour y semer le virus de la fiction – personne ne s’étonnant outre mesure que ses présentateurs TV arborent des faciès de cétacés.

Pour autant, cet effet Frankenstein se double-t-il forcément d’une posture nostalgique ? Pour le philosophe Mark Alizart, il est effectivement possible de lire dans ce regard en arrière une manière de faire tampon avec les bouleversements induits par la dématérialisation du signal numérique. Du moins, cette appréhension existe dans le champ de la pensée, comme l’analyse son prochain livre Informatique Céleste, consacré à la pensée cybernétique et à sa fin de non-recevoir parmi les intellectuels français. « En philosophie en France, il y a une énorme difficulté à penser l’informatique. À mon sens, ça vient de très loin : à son émergence dans les années 1950, la théorie de l’information, et plus encore la cybernétique, ont été perçues comme une queue de comète de la pensée mécaniste et donc violemment rejetées. Par rapport au retour de la télévision chez certains artistes, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a aussi une certaine forme de nostalgie mêlée d’appréhension devant le monde qui vient. C’est-à-dire que même à l’endroit où ça se dématérialise, on est quand même beaucoup plus à l’aise avec un signal qui ressemble à du vivant qu’avec un signal totalement dématérialisé. »

Tournage de Virgile Fraisse Pragmatic Chaos, prod. Labor Zero Labor, Triangle France, 2016. Photo: Virgile Fraisse

En 2010-2011, l’exposition collective « Are You Ready for TV ? » (2010-2011) au MACBA à Barcelone insérait également le média dans un rapport achronique. L’entreprise était ambitieuse : dresser un panorama des rapports entretenus par l’art et la télévision de 1960 à 2010 à nos jours, afin de donner au medium une histoire de l’art. Face à l’immensité de la tâche, la curatrice Chus Martínez expliquait avoir suivi un second fil thématique dans son approche, basant sa sélection sur des œuvres « hors du temps ». Celles-ci, d’artistes aussi divers que Dara Birnbaum, Chris Burden, Jef Cornelis, Guy Debord, Harun Farocki, Alexander Kluge, David Lamelas, Richard Serra, Bill Viola ou encore Andy Warhol, présentaient selon elle le trait commun suivant : « ces manières de réimaginer le monde étaient depuis le début conçues pour être radicalement différentes de leur époque». Ce hors-temps imaginaire, faisant de la télévision l’un de ces « non-lieux » de la surmodernité chers à l’anthropologue Marc Augé6, semble pourtant appartenir encore à l’ancien paradigme de la télévision comme média global opérant. Ainsi, pour ces artistes, creuser un espace utopique – et atopique – en son sein rejoignait encore une forme d’activisme a minima, de refus de l’ordre établi valant par sa simple prise de distance.

Le project-space sera télévisé : une économie de production collective et touche-à-tout

Labor Zero Labor, vue du talk show de Benjamin Thorel et Maeve Connolly, Triangle France, 2016.

Six ans après, le cadre a bel et bien changé. Dans la dispersion actuelle du flux numérique, monter un canal de diffusion de A à Z devient non seulement une manière de générer une concentration de contenu et de production qui est venue à manquer, mais surtout d’inventer un outil qui permette d’avoir prise sur le réel, de générer une situation. Plutôt que de parler d’essence, qui induit la posture nostalgique, il importe alors de se concentrer sur l’usage. À La Friche la Belle de Mai, Benjamin Valenza a donc lancé Labor Zero Labor, une télévision dont le contenu filmé en studio sur place est diffusé en direct sur internet. Pour lui, « il ne s’agissait pas de faire une simple web-télé, sous peine de tomber dans une parodie du Téléthon ou de la météo. Garder une dimension politique était essentiel, et résonnait avec des projets des années 1990 comme le mouvement Telestreet, proche de penseurs comme Franco Berardi et Antonio Negri ». Lancé durant Art-O-Rama le dernier week-end d’août de cette année, Labor Zero Labor naît de l’invitation de Céline Kopp, curatrice de Triangle. « Plutôt qu’un solo-show, j’ai préféré en profiter pour mettre sur pied un média collaboratif et informatif géré par des artistes », explique Benjamin Valenza. « Dès 2014, j’ai commencé à me poser la question de la diffusion en direct par rapport à ma pratique de performance, en premier lieu en vue de produire moi-même la documentation des mes pièces. Puis, en collaboration avec Lili Reynaud-Dewar, nous avons imaginé un programme télévisé autour de la performance nommé Performance Proletarians !!!. Pendant un week-end au Magasin de Grenoble, nous avons rassemblé quinze artistes et diffusé trente-six heures de direct. Avec Labor Zero Labor je souhaitais ouvrir à d’autres domaines, et notamment inclure de la fiction. Même si le projet est hébergé par une institution, qui l’a rendu possible par sa capacité logistique, je ne l’ai jamais conçu comme une exposition. Le média continuera à exister. Pour l’instant, nous partons sur une temporalité de deux ans, à raison de cinq heures de direct par mois ».

Considérer la télévision comme une situation de travail, à la fois collective et expérimentale, revient également dans le discours de Benjamin Thorel. Critique d’art et curateur, il est l’auteur de L’art contemporain et la télévision (2007), et contribue à Labor Zero Labor par une série de talk-shows intitulés Tell’N’Talk. Pour lui, s’intéresser à la télévision était d’abord une manière d’échapper à l’hyperessentialisation du medium vidéo et à ses impasses formalistes. Il rappelle ainsi que « dès les années 1960-70 et Nam June Paik, qui a bricolé pas mal de machines et inventé des circuits à la fois de diffusion et de création, le motif de la télévision permet de déplacer les enjeux. Par rapport à l’art vidéo, il permet de ne pas rester enfermé dans des questions strictes et les lectures souvent essentialistes de l’art vidéo. La télévision est avant tout un outil, qui met en jeu des manières de travailler et d’agir sur le réel différentes ». En effet, la chaîne de production rapide et l’immédiateté du direct rapproche les situations de travail de la performance et de l’émission de télévision. Plus encore, l’organisation collective et touche-à-tout qu’implique cette dernière, a fortiori dans le cas d’un média d’artiste, est selon Benjamin Valenza similaire à la gestion d’un project-space, qui implique aussi bien « d’écrire des textes théoriques que de passer le balai » (lui-même étant l’un des fondateurs de l’espace 1m3 à Lausanne).

Dennis Rudolph, The Saturday Night Live, vue de l’exposition «JUMP», CAC Brétigny, 2016. Courtesy Dennis Rudolph ; galerie Lily Robert.

Chez Dennis Rudolph, invité par Céline Poulin dans le cadre de « JUMP », on retrouve les trois termes de l’équation. Venu lui-aussi à l’exercice télévisuel par le biais de la performance, il est également le fondateur de l’espace State of the Art à Berlin. Au CAC Brétigny, il présente l’installation The Saturday Night Live, montrant le décor et les coulisses du talk-show du même nom. Après un premier épisode en Californie, son intention initiale était d’inviter sur le plateau des artistes et activistes du Moyen-Orient. Or tout l’épisode déclinera l’implosion du concept même de talk-show : l’artiste se retrouvera seul sur le plateau, condamné à endosser lui-même les rôles de l’interviewer et l’interviewé. Une manière à la fois aigre-douce et burlesque de mettre en scène les contradictions des média de masse, où l’audience potentielle est de six milliards de personnes mais où chacun se contente bien souvent de soliloquer dans son coin.

Globalité, attention et interactivité : à quoi rêvent les média d’artistes ?

Pour autant, poser la question de la télévision doit veiller à ne pas disqualifier les utopies de son âge d’or sous couvert qu’elles relèveraient de la nostalgie. À l’ère de la dispersion, le fantasme du grand média global aurait précisément toutes ses raisons d’être : non pour revenir à une situation passée, mais pour tenter de concilier les avantages de l’un et de l’autre horizon. Ce n’est pas uniquement au niveau du circuit de production qui dépasse l’individu qu’intervient cet idéal du collectif ou, pour le dire avec Henry Jenkins, la « culture de la convergence8 » : « Maintenant qu’Internet a réglé la question de l’accès surgit le problème très contemporain de l’attention. Or cette nouvelle situation d’adresse ne me paraît pas forcément plus démocratique, puisqu’il faut encore réussir à faire le tri parmi le choix infini. Bertolt Brecht fait de la radio un medium révolutionnaire parce que potentiellement, chacun peut aussi devenir émetteur. Avec Internet, la possibilité matérielle est bien là, mais en termes de relation, l’ère post-Trump a surtout matérialisé les bulles informationnelles dans lesquelles nous nous enfermons », avance Benjamin Thorel.

La grande différence du feuilletage médiatique actuel serait la possibilité de recoder les situations d’énonciation monopolistiques, dans une quasi-immédiateté et avec un public potentiellement égal.

Voilà précisément le point de départ de Pragmatic Chaos, la fiction de Virgile Fraisse diffusée sur Labor Zero Labor. Le nom provient de l’algorithme du même nom mis au point suite à un concours organisé en 2009 par le géant de la diffusion de contenus vidéo Netflix pour améliorer son système existant de suggestion de films. Co-écrit, chacun des épisodes fait intervenir un spécialiste afin d’étudier l’impact des systèmes de classification des données sur les choix de chacun. Dans Prédiction / Production également, la machine de guerre de Netflix constituait le cœur du sujet, puisque la vidéo, réalisée lors d’une résidence à Triangle la même année, tentait de suppléer aux mystères précédant l’annonce de la sortie de la série Marseille, produite par l’entreprise américaine. Les personnages venaient réinterpréter et recontextualiser des emprunts aux discours d’Hillary Clinton ou du CEO de Netflix dans le cadre de cette fiction d’anticipation.

The Big Conversation Space (Niki Korth + Clémence de Montgol er), BCC Channel, réalisé avec Alexander Rhobs. Episode 3 : Rêves, fantasmes et désirs, 2016

Choisir la télévision comme point de référence n’est donc pas uniquement générer une situation de travail mais également se positionner dans une optique plus prescriptive sur ce que pourrait être un média idéal. C’est en ce sens que l’on peut lire les recherches du BCC Channel, dont le CAC Brétigny présente actuellement un dispositif. Le BCC Channel, pour « The Big Culture Conversation Channel » est un projet des deux artistes Niki Korth et Clémence de Montgolfier. Depuis 2010, elles travaillent ensemble sous le nom de The Big Conversation Space, « une organisation pour la recherche, l’art et le consulting, dédiée à toutes formes, tailles, orientations et formats de conversation ». Chacun des épisodes qu’elles mettent en ligne en streaming, dans un espace accompagné d’une chat room, hybride des sources documentaires et fictionnelles, des archives audio-visuelles et des séquences reçues lors d’appels à contribution. Voilà sans doute l’une des manières dont il faut lire la persistance, voire le retour, de la télévision : comme le rêve, ou plutôt l’utopie opérante, de réintroduire la situation d’adresse globale de la télévision au sein de l’interactivité d’Internet, manière d’éviter tant la passivité du téléspectateur que la segmentation des internautes. Et, par delà cette dualité, créer un conglomérat « analogico-numérique9» qui, au feuilletage des technologies, adjoigne les avantages respectifs de situations d’énonciations multiples et auto-générées.

1 Douglas Coupland, Marshall McLuhan, 2010 (2009), Les Editions du Boréal, p. 188.

2 Nous reprenons ici la distinction qu’effectue Rosalind Krauss entre « medium » et « média » dans Voyage on the North Sea: Art in the Age of the Post-Medium Condition, 2000, Thames & Hudson.

3 Friedrich Kittler, Médias optiques. Cours berlinois 1999, 2015, Editions L’Harmattan.

4 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme, 1968 (1964), Les Edtitions HMH, p. 363 : « Un medium froid, qu’il s’agisse de la parole, du manuscrit ou de la télévision, laisse plus de place à la participation du lecteur ou de l’auditeur qu’un medium chaud. ». Et plus spécifiquement par rapport à la télévision : « Les jeunes gens qui ont subi dix ans de télévision ont naturellement contracté une impérieuse habitude de participation en profondeur qui fait paraître irréels, dénués de sens et anémiques les objectifs lointains et imaginaires de la culture courante ».

5 Texte de l’exposition : « The importance of presenting this material in a musem of contemporary art is that they were, or are, outside of their time. The common trait of the work is that they cannot be deducted from their era: on the contrary, these ways of recreating the world were at their outset imagined to be different from their era».

6 Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, 1992, Editions Seuil.

7 Où il s’est entretenu avec Maeve Connolly, Adeena Mey, Deborah Birch et Joachim Hamou.

8 Henry Jenkins est l’un de ceux qui ont pensé avec le plus d’acuité le collectif à l’ère du transmédia, notamment dans La Culture de la convergence. Des médias au transmédia, 2013 (2006), Armand Colin.

9 Jacques Derrida employait déjà le terme dans la retranscription de ses entretiens filmés avec Bernard Stiegler, in Echographies de la télévision, 1996, p. 174.

« Labor Zero Labor » du 27 août au 27 novembre à la Friche la Belle de Mai à Marseille http://l-0-l.tv/

« JUMP » du 19 novembre au 22 janvier au CAC Brétigny

(image en une : The Big Conversation Space (Niki Korth + Clémence de Montgolfier), BCC Channel, réalisé avec Alexander Rhobs. Episode 1 : Amour, magie et diversion, 2015.)